« C’est moi le suréalisme ! »
André Breton
Tandis que la gauche française célèbre à grand fracas le vingtième anniversaire de la mort de Sartre1, les éditions Gallimard publient une solide biographie d’André Breton2 et le troisième volume de ses Œuvres complètes dans la « Pléiade3 ». Et si le XXe siècle était celui de Breton ?
L’imposante édition de ce troisième volume de la « Pléiade », extrêmement bien documentée, couvre la période 1941-1953. Les années glorieuses du « pape du surréalisme » sont derrière lui, sans nul doute. Et pourtant, il ne faut pas l’enterrer trop vite, cet écrivain qui poursuivra ses activités jusqu’à sa mort, en 1966, et publiera encore quelques textes de première valeur.
Le difficile exil en juin 1941, Breton, sa femme et leur fille débarquent à New York. C’est le début d’un long exil de cinq ans, qui dans l’ensemble sera malheureux, bien que Breton y retrouve certains surréalistes, comme Yves Tanguy, André Masson, Max Ernst et surtout Marcel Duchamp, à qui Breton voue une admiration particulière. Dès son arrivée Breton cherche à reformer, non sans difficulté, le groupe surréaliste, d’abord essentiellement constitué d’Européens en exil, auquel s’ajouteront des Américains. Breton a quelque peine à imposer son autorité, d’autant plus qu’il ne parle pas l’anglais et qu’il refuse de l’apprendre. Il a en outre des soucis continuels d’argent, ce qui l’amènera à travailler comme speaker pour les émissions radiophoniques produites par l’Office of War Information. Enfin, sa femme Jacqueline le quitte à l’automne 1942 pour vivre avec David Hare, à qui Breton avait confié la direction de la revue qu’il venait de fonder, VVV. Breton n’en poursuit pas moins ses activités : il écrit, organise des expositions, prononce des conférences, etc. En décembre 1943, le vent tourne ; Breton fait la rencontre d’Élisa Claro, dont il devient instantanément amoureux, et qu’il épousera en 1945. D’emblée, Élisa prend sa place dans la lignée des femmes inspiratrices sans lesquelles Breton n’aurait pas produit ses plus grands textes.Le hasard objectif.
Il y a en effet, chez Breton, une extraordinaire mise en scène de la rencontre amoureuse et de l’exaltation du désir, placée sous le signe de ce qu’il appelle le « hasard objectif ». Breton définit ce terme comme « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne4 ». Le monde nous offre des rencontres, des circonstances que nous appelons des hasards parce que nous connaissons très mal les relations entre l’homme et l’univers ; en fait, si nous avions une meilleure connaissance et maîtrise de notre psychisme, nous comprendrions que ce ne sont jamais de banales coïncidences et que ces rencontres répondent à une nécessité, se manifestent selon les exigences d’une cohérence psychique interne. « [D]’où vient qu’il arrive que se rencontrent au point de se confondre […] des phénomènes que l’esprit humain ne peut rapporter qu’à des séries causales indépendantes, d’où vient que la lueur qui résulte de cette fusion soit si vive, quoique si éphémère ? Seule l’ignorance a pu faire induire que ce sont là des préoccupations d’ordre mystique5 ». Pour Breton, de fait, ces questions sont fondamentales, il ne s’agit pas de spéculation mystique, mais bien de tentatives pour atteindre à une meilleure compréhension vis-à-vis de soi-même et par conséquent dans ses relations aux autres. Et au cœur de cette recherche se situe la relation amoureuse ; c’est par elle que le hasard objectif tend vers son « accomplissement suprême », que Breton croit pouvoir changer la vie, que sa situation dans le monde reçoit sa valeur. « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je ‘hante’ ? » Ainsi commence Nadja (1928), magnifique récit consacré aux premières grandes figures inspiratrices de Breton, Nadja essentiellement, puis Suzanne Muzard. L’ouvrage se clôt sur le célèbre impératif : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas ». Breton établissait ici ce qu’on pourrait poser comme la clef de voûte du surréalisme. Dans L’amour fou (1937), récit inspiré par sa rencontre avec celle qui deviendra sa deuxième femme, Jacqueline Lamba, Breton va plus loin dans son intérêt pour le hasard objectif, cherchant à « prendre objectivement conscience » du fait en soi, par « une analyse rigoureuse et approfondie des circonstances » qui peuvent éclairer l’événement. La beauté convulsive devient « magique-circonstancielle6 ».
Arcane 17
De sa relation avec Élisa, Breton donnera Arcane 17, son dernier ouvrage à s’inscrire dans la mystique de l’amour fou (l’ouvrage paraîtra en 1945 à New York, puis en 1947 à Paris). En août 1944, Breton et Élisa s’éloignent de New York et gagnent Percé, en Gaspésie, où ils séjourneront pendant trois mois. À tous les matins, Breton, discipliné, rédige Arcane 17. Il fait alterner les sentiments que lui suggère le paysage gaspésien et les réflexions sur l’amour et la révolte, l’anarchie, qui lui paraît toujours être l’attitude la plus digne que puisse adopter un esprit libre. Breton rappelle la force inébranlable de l’amour absolu, celui qui défie les événements, qui change la vie en dépit de toute situation politique : « C’est par l’amour et par lui seul que se réalise au plus haut degré la fusion de l’existence et de l’essence, c’est lui seul qui parvient à concilier d’emblée, en pleine harmonie et sans équivoque, ces deux notions, alors qu’elles demeurent hors de lui toujours inquiètes et hostiles. » Cette recherche de l’absolu qui concilierait les antinomies, et qui donne tout son sens au hasard objectif, Breton l’avait appelé, dans L’amour fou, « le point suprême », en souvenir d’un site montagneux. Dans Arcane 17, le roc gaspésien prend la relève de la montagne de Teide, et Élisa remplace Nadja ou Jacqueline. « Le haut de la montagne ne prend vraiment forme divine que dans la brume de ton regard, que par l’aile de l’aigle doré passant sur tes cheveux7. »
Il ne faut pas oublier par ailleurs que Breton rédige Arcane 17, dont le titre renvoie à la lame de tarot qui est « l’emblème de l’espérance et de la résurrection8 », pendant qu’en Europe, il y a la guerre, et que les forces résistantes s’activent de plus en plus. Aussi, tout au long de sa réflexion, maintient-il un parallèle subtil entre Élisa et la civilisation en ruine ; car Élisa aussi, comme l’Europe, a été profondément blessée : elle a récemment perdu sa fille dans un accident. Pour Breton, cette blessure, qu’elle porte dans son regard et qui la rend plus belle, a fait naître chez cette femme pour qui la vie a été cruelle, un redoublement du goût de vivre, de la passion de vivre. « Puisque la vie a voulu de toi contre toi-même, tu n’es pas celle qui peut ne se donner à elle qu’à demi. » Ainsi en irait-il peut-être de l’Europe, qui renaîtrait plus belle de la guerre, mûrie par la guerre, car « [l]a vie, comme la liberté, ce n’est que frappée, que partiellement ravie qu’elle s’instruit d’elle-même ». Élisa devient donc la figure même qui appelle la Libération de la France. Cet incomparable triomphe de la vie, Breton le réaffirme comme il l’a toujours fait, seuls l’amour et la poésie ) surtout pas les convictions politiques ) ont le pouvoir de le réaliser. « L’amour, la poésie, l’art, c’est par leur seul ressort que la confiance reviendra, que la pensée humaine parviendra à reprendre le large9. »Le retour en France.
À l’été 1945, Breton vient d’épouser Élisa dans le Nevada, et en profite pour découvrir l’ouest américain. À ce moment-là à Paris, Maurice Nadeau publie une Histoire du surréalisme. Breton reçoit l’hommage comme un cadeau empoisonné, car l’ouvrage met en lumière l’extraordinaire force de mobilisation d’écriture et d’énergie sociale du surréalisme en même temps qu’il en fait un événement qui relève du passé. Pour Breton, qui ne pardonnera jamais cet ouvrage à Nadeau, il est grand temps de rentrer en France et prouver que le surréalisme vit toujours, et qu’il entend occuper, comme avant la guerre, la première place dans la vie intellectuelle française. Le temps de s’arrêter quelques mois à Haïti, où il prononce des conférences et fréquente Aimé Césaire, et Breton revient à Paris en mai 1946, se faisant fort d’y retrouver sa place. Mais les temps ont changé. Camus et Sartre (aux yeux de qui Breton fait de la littérature « irresponsable ») occupent le haut du pavé. Breton a encore beaucoup à dire, et il ne s’en privera pas. Mais la France intellectuelle de la Libération juge dérisoires les activités surréalistes sur le rêve et les forces ésotériques ; elles ne font pas le poids à côté de l’engagement communiste que prône Sartre, et que représentent de façon particulièrement exemplaire les attitudes d’Aragon et d’Éluard, deux anciens surréalistes qui aux yeux de Breton ont vendu leur âme pour la gloire éphémère de la poésie de circonstance. En outre, l’on ne pardonne pas à Breton d’avoir choisi l’exil en 1941, plutôt que de s’être engagé dans la Résistance. C’est que Breton reste foncièrement un anarchiste (ses efforts pour rejoindre le communisme dans les années 1930 avaient déjà lamentablement échoué), qui fait passer avant toute chose sa liberté de mouvement et de conscience. Si les activités surréalistes sont aux yeux de plusieurs une fuite devant les responsabilités politiques, elles sont pour Breton le moyen de garder vis-à-vis d’elles son inaliénable liberté d’esprit. Le commentaire qu’il fait, dans une interview à un journaliste américain en 1941, sur Fata Morgana) un long poème que Breton a écrit à Marseille durant l’Occupation, où il s’était réfugié en attente de quitter la France ), vaut pour toute l’œuvre : « Ce poème fixe ma position de résistance plus intransigeante que jamais aux entreprises masochistes qui tendent, en France, à restreindre la liberté poétique ou à l’immoler sur le même autel que les autres10. » La position de Breton est claire, et il n’en déviera jamais.
Paradoxalement, dans la cohue de la construction de la nouvelle République et malgré la mode existentialiste, le surréalisme rejoint une audience de plus en plus considérable, les consécrations se multiplient11. Mais ce qui séduit ici les héritiers du surréalisme et ses nouveaux membres, c’est l’aura mythique des textes fondateurs et des scandales dont Maurice Nadeau avait mis en perspective la cohérence dans son ouvrage, c’est la personnalité de Breton, sa stature d’écrivain. Breton reste enfermé, malgré lui, dans son personnage héroïque de l’entre-deux-guerres. Pourtant, avec Benjamin Péret, le seul surréaliste de la première heure qui est encore actif au sein du groupe, Breton n’a de cesse de chercher à renouveler le discours surréaliste, en même temps qu’il réaffirme sa foi dans une liberté intellectuelle totale. Breton explore maintenant l’occultisme et l’astrologie, se passionne pour l’alchimie, toujours en vue de changer la vie, c’est-à-dire de modeler une sensibilité nouvelle au monde. Breton a vieilli tout de même, il s’isole davantage. Il a acheté une maison dans un village médiéval de la région de Cahors, où ses amis le visitent.Le surréalisme pour toujours.
Outre l’incontournable Arcane 17, le troisième volume de la « Pléiade » contient les Entretiens (1952) et les essais de La clé des champs (1953). En 1952, Breton accepte de participer à une série d’entretiens à la radio, où, d’une émission à l’autre, il retrace l’évolution du surréalisme, insistant sur ses innovations, ses créations, sa vitalité actuelle. C’est là peut-être la plus belle histoire du surréalisme qui ait jamais été contée, où Breton, avec ses phrases d’une beauté rare et d’une force de conviction imparable, s’efforce de rendre le plus objectivement possible le surréalisme comme discours fondamental de la modernité. Quant au recueil La clé des champs, il regroupe les articles publiés par Breton depuis le milieu des années 1930, dont l’important manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant », rédigé avec Léon Trotski et Diego Rivera au Mexique en 1938. C’est souvent dans ces courts essais qu’on trouve condensés des aspects fondamentaux du surréalisme. Cela dit, il n’y a pas de texte mineur chez Breton, et il ne faut surtout pas négliger de lire le reste, des conférences et autres textes de circonstance, des poésies diverses, d’une portée esthétique toujours étonnante, comme cette « Ode à Charles Fourier » (1945), dont le début rappelle l’Apollinaire de « Zone » (poème liminaire d’Alcools).
Le mot de la fin revient à Aragon, immense figure du surréalisme des années 1920, et dont l’abandon du mouvement au profit de l’engagement communiste vers 1930 laisse une blessure profonde chez Breton qui jamais ne cicatrisera. Aragon disait, en 1974 : l’époque « où le surréalisme prend le nom de surréalisme ne s’est, de mon point de vue, jamais terminée, en ce sens qu’il ne sera jamais plus possible d’ignorer ce stade de la formation de la pensée, même le croyant dépassé, même pour ceux-là qui semblent en nier la nécessité ».
1. Avec en tête l’ouvrage monumental de Bernard-Henri Lévy, Le siècle de Sartre, Grasset, Paris, 2000.
2. André Breton, par Mark Polizzotti, trad. de l’américain par Jean-François Séné, Gallimard, Paris, 1999, 842 p.
3. André Breton, Œuvres complètes, t. III, sous la dir. d’Étienne-Alain Hubert, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, 1492 p.
4. L’amour fou, par André Breton, « Folio », Gallimard, Paris, 1997, p. 28.
5. André Breton, Entretiens, 1913-1952, dans Œuvres complètes, t. 3, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 515.
6. André Breton, L’amour fou, « Folio », Gallimard, Paris, 1997, p. 32 et 26.
7. André Breton, Arcane 17, dans Œuvres complètes, t. 3, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 48 et 50.
8. André Breton, Entretiens, 1913-1952, dans Œuvres complètes, t. 3, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 558.
9. André Breton, Arcane 17, dans Œuvres complètes, t. 3, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 47, 49 et 51.
10. André Breton, Entretiens, 1913-1952, dans Œuvres complètes, t. 3, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 582.
11. Deux publications particulièrement importantes. Le André Breton de Julien Gracq (1948) et l’essai de Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du surréalisme(1950).