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L’œuvre de Catherine Colomb, audacieuse et méconnue

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Qui était Catherine Colomb (1892-1965) ? Une femme de la bonne société vaudoise, mère attentive, épouse d’un avocat respecté ; cette maîtresse de maison accomplie se livrait cependant à une activité littéraire quasi clandestine – ses proches ne l’ont jamais vue à sa table de travail , et a laissé une œuvre romanesque singulière, certainement l’une des plus importantes du XXe siècle. Il s’agit d’une entreprise de la mémoire comparable à celle de Proust, qui nous livre les mouvements de la conscience aussi subtilement que Virginia Woolf, avec une esthétique digne de Nathalie Sarraute. Rien de moins !

Le Centre de recherches sur les lettres romandes (Lausanne) a réuni les quatre romans de l’auteure, de même que des extraits inédits du récit auquel elle travaillait à sa mort ; à quoi on a ajouté des textes parus ponctuellement en revues. Le tout a été publié par l’Âge d’Homme sous le titre général d’œuvres complètes1.

Avant de se marier, Catherine Colomb avait étudié en Allemagne et en Angleterre, deux pays dont les littératures ont laissé des traces dans son œuvre. Elle avait en outre entrepris une thèse de doctorat en lettres, à laquelle elle dut renoncer faute d’accepter de plier son imaginaire fantaisiste au style académique exigé. L’œuvre à venir dépendait peut-être de cette « incapacité », ou de ce refus ? Aux environs de la quarantaine, le jour même où le cadet de ses fils entrait à l’école, Catherine Colomb s’est mise à l’écriture. Son premier roman, Pile ou face, signé Catherine Tissot, a été publié en 1935. Catherine Colomb a par la suite en quelque sorte renié ce roman dit psychologique, qui, en effet, semble bien pâle lorsqu’on le compare à ceux qui suivirent : Châteaux en enfance en 1945, Les esprits de la terre en 1953 et Le temps des anges en 1962. Il est heureux cependant que Pile ou face soit publié dans œuvres complètes, car ce récit est loin d’être sans intérêt. Les grands thèmes de l’œuvre et le type de conflit qui oppose les personnages y sont indéniablement posés.

Trois tableaux montrent trois saisons dans la vie insipide d’une famille triangulaire dont les membres ne communiquent pas entre eux : le père rumine des ambitions intellectuelles frustrées, la mère attend naïvement un peu de tendresse de la part de son égoïste époux, et leur fille sombre sans qu’ils y prennent garde dans une mélancolie suicidaire à la suite d’un chagrin d’amour des plus banals. Les tensions entre les personnages sont métaphorisées sous le mode lyrique par la reprise d’images inédites autour des éléments cosmiques. « Chaque repas, après la chaleur du fourneau, l’éclatement du bois, le sifflement de l’eau débordant de la marmite et tombant sur la plaque surchauffée, lui semblait une bataille gagnée. » Peu d’action mais un tracé impitoyable des caractères, une férocité dans l’ironie qui n’a d’égale que l’humour teinté de tendresse avec lequel le narrateur prête sa voix aux rêveries des deux femmes. Cette façon de doser l’humour et l’ironie est reprise et amplifiée dans le cycle romanesque plus novateur qui succède à Pile ou face.

Le cycle colombien

Avec Châteaux en enfance, Catherine Colomb rompt radicalement avec le roman traditionnel et inaugure une forme qu’elle ne cessera de raffiner par la suite. Elle pratique un art de la digression qui fait songer aux associations d’idées et elle bouscule hardiment les notions d’espace et de chronologie.

Ainsi, pendant les quatre premiers chapitres de Châteaux en enfance, l’action principale est un repas de baptême ; apparemment sans transition, un repas de mariage, celui de l’enfant que nous venons de voir baptiser, se substitue au déjeuner de baptême. Indice de ce décalage : on s’aperçoit au fil du récit que les personnages, qui ont gardé leurs tics et leurs manies distinctes, ont perdu dents et cheveux, ont acquis rides et maux de toutes sortes : le temps a bel et bien fait son œuvre. Ainsi les personnages sont souvent décrits selon leur façon singulière de vieillir, comme si le narrateur pouvait les envisager simultanément à toutes les étapes de leur vie. Cette technique narrative transpose en quelque sorte sur le plan romanesque ce que Bergson appelait la vision panoramique des mourants : au moment de mourir, l’héroïne, injustement chassée de sa maison par un frère sans scrupules, se remémore les moments les plus importants de sa vie qui se confondent les uns avec les autres. « Un jour, à deux heures de l’après-midi, elle demanda pourquoi elle n’avait pas déjeuné ; ce n’était pas qu’elle manquât de mémoire, puisqu’elle parlait de Caroline et de son estomac de cochon d’Inde ; du mariage de Victor avec cette liseuse qui frottait et usait le tapis de moquette devant le canapé où elle lisait, lisait toujours ; de la tante Mathilde, légèrement barbue, qui revint veuve dans le bourg après avoir – liquidé cette affaire – ». En outre, la construction du récit illustre comment le passage du temps transforme inéluctablement les souvenirs et sanctionne la mort du passé.

César, le personnage principal des Esprits de la terre, est l’aîné d’une famille de quatre frères et d’une sœur dont la mère est morte alors qu’ils étaient encore enfants ; il vit dans l’errance, renvoyé à chaque équinoxe de l’une à l’autre des deux maisons familiales que se sont partagées ses frères, mariés avant lui. Privé de sa part d’héritage, César se console dans une quête imaginaire tournée vers le passé. La particularité des Esprits de la terre est qu’il s’agit d’un roman construit à rebours, c’est-à-dire que la progression du récit représente une remontée dans le temps. Nous assistons en quelque sorte à la construction du souvenir, qui apparaît ainsi comme la matière première de l’histoire. « Autrefois, des semaines, des mois durant, les enfants regardaient s’ouvrir à la hauteur de leur visage un pavot rose. Les enfants, il n’y avait aucun doute que César s’en rapprochait lentement. Plus que le mariage d’Eugène à passer, annoncé par ce maudit fiacre, plus que dix allées et venues, marquant les équinoxes, entre Fraidaigue et la Maison d’En Haut où il remplit l’écurie de ses coups de fourche et de ses cris. »

Dans Le temps des anges, plus linéaire que les romans précédents, il s’agit encore une fois de partager un héritage. C’est une tante sans héritier direct qui détient le patrimoine. Deux familles prétendent à la succession. Les deux aînés d’une des familles, célibataires endurcis, tentent d’empêcher leur plus jeune frère de se marier. Ce dernier échappera à leur surveillance le temps de tomber amoureux d’une écuyère qu’il épouse et dont il a un fils, Honoré ; c’est lui qui héritera. Gontran, qui représente l’autre branche de la famille, exploite un domaine vinicole progressivement ruiné par les maladies de la vigne et la construction d’une autoroute. La pensée de l’héritage à côté duquel il est passé, qui lui permettrait de restaurer son domaine, tourne à l’obsession. Infirme et au bord de la faillite, Gontran cherchera des preuves de la mort de son neveu, qui ne donne plus de nouvelles depuis le décès de sa mère. Dans ce dernier roman, les personnages prennent davantage la parole et leurs pensées se distinguent plus nettement de celles du narrateur, même si paroles et pensées des uns et des autres ne cessent pas d’être juxtaposées, souvent à l’intérieur d’une même phrase. « Que Monsieur la remarque, pensait-elle autrefois quand il passait par la lingerie, je suis la dame de journée. Lui, les deux poings appuyés à la table de repassage couverte d’un drap de fil tout neuf au monogramme d’Hermine, – moi j’ai apporté du beau linge dans mon panier de mariage ! – il la regardait sans la voir. De journée, répétait-elle. Il partait, beau comme un dieu, il faudrait tasser et presser pour qu’il entre dans son cercueil. Que Monsieur me remarque, que Madame meure, et voilà qu’il était aveugle maintenant. »

La thématique des récits colombiens, où il est chaque fois question d’une spoliation, d’un partage inique, est profondément enracinée dans un milieu géographique, social et culturel : celui des propriétaires de vignobles de la Côte lémanique où l’auteure a passé la plus grande partie de sa vie. L’humour et l’ironie, qui prennent souvent appui sur des caractéristiques socio-culturelles, ne sont pas les moindres traces de cette appartenance à un microcosme. L’attachement à un milieu bien circonscrit contribue, par contraste, à souligner à quel point les conflits mis en scène par Catherine Colomb touchent à l’essentiel de la psyché humaine : l’amour et la haine.

Entre roman nouveau et nouveau roman

Le style de Catherine Colomb est donc en rupture avec les formes conventionnelles. Si l’on devait absolument le rattacher à quelque mouvement, il ressemblerait davantage à la facture des romans de Virginia Woolf et du Stream of Consciousness qu’à celle des romans de Nathalie Sarraute et de l’« école du regard ». Mais ces rapprochements ne visent pas à désigner des influences, les traces d’une quelconque filiation intellectuelle ; ils indiquent à qui cette auteure méconnue peut être comparée pour son originalité et la valeur de son entreprise littéraire et donnent au lecteur une idée de l’expérience qui l’attend.

Si elle a gardé toute son indépendance, Catherine Colomb n’en était pas moins sensible aux mêmes préoccupations que ses contemporains, et la forme esthétique dans laquelle elle a transposé les questions qui guidaient son écriture mérite une place privilégiée dans l’histoire littéraire du XXe siècle. Plus précisément, son œuvre s’inscrit dans le prolongement du roman des années 20 où, dans le sillage du Stream of Consciousness et sous l’influence du bergsonisme et du freudisme, les écrivains novateurs ont voulu de plus en plus montrer la fragmentation du sujet dans un monde où les certitudes s’effritent. Par ailleurs, Catherine Colomb a poussé l’audace formelle beaucoup plus loin que ses prédécesseurs et contemporains, ce qui lui a valu après coup d’être associée au nouveau roman (en particulier quand Jean Paulhan a fait publier Le temps des anges chez Gallimard en 1962). Son nom est pourtant inconnu de la plupart des spécialistes de la littérature, ce qui n’est sans doute pas étranger au fait que l’auteure n’était pas française.

D’autre part, l’extrême discrétion de Catherine Colomb a sans doute contribué à ce que l’on ne la connaisse pas hors des frontières de la Suisse (où ses romans sont pourtant traduits en allemand et en italien). Plus précisément, et contrairement aux nouveaux romanciers, elle n’a jamais revendiqué de projet esthétique ou intellectuel ; elle travaillait en dehors de toute école ou mouvement théorique, sans se poser en révolutionnaire devant l’Institution ni élever la voix dans les débats littéraires. Si on lui demandait de présenter son œuvre, elle parlait tout simplement de la façon dont ses personnages lui étaient apparus, ne revendiquait rien d’autre que le seul travail en elle de la mémoire. « Je me souviens : dans le bureau de mon père, il y avait au mur, à côté du baromètre, une grande photographie : des jeunes gens à casquettes blanches, bien enfoncées sur les yeux, installés par petits groupes sur des rochers, des rochers de carton. Ils apparaissent dans la brume dorée de la petite enfance, mais maintenant, maintenant, je m’avance sur une plaine, dans le brouillard, tout au fond une sorte de forêt impénétrable, d’où sortent des animaux, des inconnus, et soudain, miracle, je les reconnais2 ».

Les romans de Catherine Colomb sont d’une lecture exigeante, certes, mais de celles dont le charme ne s’épuise pas. Pour l’apprécier, il faut cependant – et simplement – accepter de perdre pied et se laisser porter par la mélodie des mots qui joue avec les sonorités, par le rythme de la syntaxe qui juxtapose plus qu’elle ne coordonne ; ce n’est qu’après coup que se dégagent des histoires tout à la fois cruelles et drôles, comme la vie.

 


1. Œuvres complètes, 3 tomes, par Catherine Colomb, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1993.
2. « À la rencontre de mes personnages », dans Œuvres complètes, tome troisième, p. 45.