Pour des motifs qui m’échappent, les plus récents arrivages de livres destinés aux jeunes se répartissent en deux parts : face aux auditoires de sept à dix ou onze ans, les éditeurs québécois sont très présents ; s’il s’agit de publics presque adultes, les éditeurs européens, de façon presque exclusive, occupent le créneau.
Saisons littéraires agencées autrement ? Décisions éditoriales produisant des effets imprévus ? Je ne sais. Pas plus qu’un sondage isolé ne fonde de supputations éclairées, un tel partage n’autorise de conclusion. Au plus, un étonnement.
Que du plaisir !
L’amitié entre la chenille et l’araignée n’est pas chose facile dans Éole la chenille1 de Nigel Crowle. Si Denise l’araignée se balance au bout d’un fil, l’autre se cramponne à sa branche rassurante. Dommage pour les deux amies. On imagine la suite. Tout à l’heure, sitôt la chenille devenue agile papillon, les amies voyageront dans le ciel grâce à celle qui ne connaît plus la peur. Quant au cloporte, qu’il taise ses verdicts !Pudique à souhait, économe de ses mots, bellement gradué, Comment te dire je t’aime ?2 de Mariko Kikuta abolit finement la barrière du silence. On se côtoie, on vit ensemble, on devrait présumer l’affection de l’autre, mais on hésite devant les mots les plus simples. Il faudra que surgisse l’ombre d’un malentendu, peut-être d’une séparation, pour qu’enfin Lou et Lili se promettent une vie à deux. Petit livre adorable par son dessin stylisé, ses hésitations, ses larmes pudiques. Rien n’interdit aux adultes d’oser, eux aussi, même au prix de quelques larmes, passer aux aveux.
1. Nigel Crowle, Éole la chenille, trad. de l’anglais par Delphine Nègre-Bouvet, Mango, Paris, 2004, 32 p. ; 3,49 $
2. Mariko Kikuta, Comment te dire je t’aime ?, trad. du japonais par Corinne Quentin, Albin Michel, Paris, 2004, 48 p. ; 18,95 $.
La combinaison était promise au succès : les poèmes de Bernard Boucher illustrés par Anne Villeneuve. Mimi Chat, de fait, séduit. Mérite supplémentaire, le chat, drôle ou boudeur, contemplatif ou écrasé de soleil, demeure un vrai chat : pas de dégriffage ou d’érosion des instincts. L’oiseau demeure une cible et les arbres n’ont d’intérêt que s’ils abritent une proie. L’écureuil, qui déboule des arbres la tête en bas et rit du chat qui s’est aventuré trop haut, agace Mimi Chat : « Ton ami l’écureuil / dandine son insolence / derrière une vitre / pare-griffes ». La poésie et le dessin n’ont que plus de charme quand ils reflètent la vie telle qu’elle… ronronne.
Bernard Boucher et Anne Villeneuve, Mimi Chat, Les 400 coups, Montréal, 2004, 40 p. ; 9,95 $.
Quand survient un dimanche pluvieux, un sentiment de mélancolie guette dans Je m’ennuie ! de Christine Schneider et Hervé Pinel. Les parents de Tilou ont leurs activités, sa sœur le juge trop bébé… Quand les jouets ajoutent leur spleen, Tilou se secoue. Il mobilise ses troupes et attaque l’ennui avec fièvre. La chambre devient champ de bataille, la batterie de cuisine fournit armes et casques. L’ennui bat en retraite, mais le tumulte attire les parents. Se plaindront-ils du désordre quand ils ont suggéré à Tilou de s’amuser ? De quoi donner des idées à ceux qui s’ennuient.
Christine Schneider et Hervé Pinel, Je m’ennuie !, Albin Michel, Paris, 2004, 32 p. ; 16,95 $.
Les jumeaux Kim et Ary profitent de leurs rêves pour envahir le monde de la magie. Cette fois, La forêt enchantée les attend. Leur mission ? Revigorer un sympathique vieux lion. La potion qui ranimera le monarque affaibli fait appel aux quatre éléments : eau, terre, air, feu. Aux jumeaux de les obtenir en contournant les gardiens en poste. Le dessin de Mélanie Gagnon est sympathique, les peurs sont contrôlées, les solutions se précipitent sur les pas des difficultés. Le récit d’Annie Boisvert est frais, sans prétention.
Annie Boisvert et Mélanie Gagnon, Kim et Ary, La forêt enchantée, Éditions de Mortagne, Montréal, 2004, 32 p. ; 19,95 $.
L’idée de Michèle Beauchamp, à elle seule, fait sourire. Qu’un gourmand soit physiquement transformé par les pâtes qu’il engouffre, n’est-ce pas logique ? Dans Pistoubrelou et la gourmandise, le chat qui mange des brins de vermicelle voit son corps s’étirer. Les tortellinis arrondissent les oreilles. Attention ! Le dessin de Benoît Laverdière rend l’idée si séduisante que naissent les risques : la prochaine liste d’épicerie peut subir l’influence d’une volonté de transformation ! Et pourquoi pas ?
Michèle Beauchamp et Benoît Laverdière, Pistoubrelou et la gourmandise, Banjo, Mont-Royal, 2004, 24 p. ; 7,95 $.
Pour initier les bambins aux couleurs, une chatte et une souris usent d’une pédagogie proche du jeu dans Rosalie et Verdi, Les couleurs de Claire Larivière et Julie Larivière. La souris Verdi sera aussi verte que possible et son nom s’écrira en vert. Même chose pour Rosalie, chatte bleue à la queue rose. L’apprentissage s’en trouve facilité. Ingénieux et souriant.
Claire Larivière et Julie Larivière, Rosalie et Verdi, Les couleurs, Banjo, Mont-Royal, 2004, 24 p. ; 7,95 $.
À ciel changeant, humeur variable. Quand tombe la pluie, les nerfs agitent l’épiderme. Quand règne le soleil, les sourires, par magie, refleurissent. David Shannon le démontre sur un rythme trépidant dans Après la pluie. Sous l’orage, les impatiences s’enchaînent de la poule au chat et au chien, du policier à la fleuriste. Si le soleil perce enfin les nuages, « il fait trop beau pour se disputer ». Le dessin est généreux, excessif, convaincant.
David Shannon, Après la pluie, trad. de l’anglais par Geneviève Hébert, Les 400 coups, Montréal, 2004, 32 p. ; 10,95 $.
Les devinettes d’Henriette, c’est un plaisir que l’enfant dégustera tantôt en solitaire, tantôt en interaction. Henriette Major réussit l’équilibre entre l’audace et le trop facile, entre la difficulté qui rebuterait et l’excessive complaisance qui ne stimulerait pas l’enfant. « Quand on ne l’a pas, / il faut le prendre, / mais quand on l’a, / il faut le donner à ceux qu’on aime. » Quant au dessin de Philippe Béha, c’est à un aussi bel équilibre qu’il aboutit. Les couleurs explosent, les formes se dissolvent, l’imprévisible est au poste. Comme si cela allait de soi, ce diable d’homme répand la fantaisie jusque dans la pagination. Merveilleux !
Henriette Major et Philippe Béha, Les devinettes d’Henriette, Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 2004, 44 p. ; 24,95 $.
Sports et transports
Peut-être la carrière du jeune vampire Anatole achève-t-elle, se demande-t-on dans Drôle de vampire. Il déteste les contraintes imposées à son espèce : se lever quand les autres se couchent, éviter le soleil et les légumes… Il est vrai qu’Anatole n’a que 150 ans. Il commet des imprudences, y compris celle de grignoter les légumes déconseillés. Pur caprice, mais peut-être le jeune lecteur en déduira-t-il que les légumes ont du bon ! Ce serait ironique qu’un vampire réconcilie les jeunes humains avec le brocoli ou les carottes râpées, mais qui sait ? L’auteure, Marie-Andrée Boucher Mativat, fait finement sa place au besoin d’autonomie qui sommeille (?) en tout enfant.
Marie-Andrée Boucher Mativat, Drôle de vampire, Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 64 p. ; 8,95 $.
Le chien Galoche, dans Une vraie année de chien d’Yvon Brochu et de David Lemelin, subit les aléas du calendrier humain. Il a droit à la Saint-Valentin, au 24 juin, à l’Halloween… Le contraste entre le regard humain et celui de Galoche n’en est que plus dépaysant. Pourquoi, en effet, un chien qui adore le chocolat lèverait-il un nez méprisant sur le chocolat du 14 février ? Et pourquoi un chien ne jetterait-il pas un peu d’imprévu dans le feu d’artifice de la Saint-Jean-Baptiste ? Yvon Brochu raconte avec verve et un superbe naturel. Galoche, chien loyal, sympathique et gaffeur, gagne en densité d’un bouquin à l’autre.
Yvon Brochu et David Lemelin, Galoche, Une vraie année de chien, FouLire, Sainte-Foy, 2004, 141 p. ; 8,95 $.
On sait avec quelle ferveur (fanatisme ?) les amateurs de hockey vantent leur équipe préférée. Il n’est pas dit cependant que les adorateurs du seul et unique « Rocket » Richard veuillent patiner aussi vite que lui ou se satisfaire d’une saison de « seulement » 50 buts. Quand Dominique et son cousin Étienne s’adonnent au hockey, le rituel change : une balle remplace la rondelle, les bottines se substituent aux patins, le chronomètre tombe en chômage, le nombre de buts profite de l’imprécision pour devenir indéfiniment extensible. Ça, c’est du hockey ! Époque pas si lointaine, racontée par David Bouchard et Dean Griffiths, où, d’ailleurs, le plaisir était le même et les frais sensiblement moins lourds.
David Bouchard et Dean Griffiths, Ça, c’est du hockey !, trad. de l’anglais par Michèle Marineau, Les 400 coups, Montréal, 2004, 32 p. ; 10,95 $.
Mon nom est Stilton, Geronimo Stilton de Geronimo Stilton et Larry Keys, c’est la fusion de plusieurs merveilleux délires. Le très conservateur éditeur de L’Écho du rongeur embauche distraitement la jeune Pinky Pick, une souricette qui bouleverse le journal et abat les certitudes du « chef ». Parler de révolution serait un euphémisme. Au cas où l’on aurait sous-estimé la mue, le livre recourt à une typographie qui fera honte aux collages les plus « libérés ». Les lignes changent de cap, la couleur varie d’un mot à l’autre, les demi-tons gesticulent derrière les mots… Réussite admirable. Geronimo ne pouvait vraiment pas résister : tout, idées, dialogues, typographie et illustrations, l’obligeait à changer de siècle.
Geronimo Stilton et Larry Keys, Mon nom est Stilton, Geronimo Stilton, trad. de l’italien par Titi Plumederat, Albin Michel, Paris, 2004, 126 p. ; 9,95 $.
Balises, conseils et pratiques
Avec un doigté généralement sûr, la littérature destinée aux jeunes leur parle de personnes aimantes et proches.
La grand-mère de Fred a beaucoup à donner dans Une lettre en miettes de Marie-Danielle Croteau et Bruno St-Aubin. Grâce à elle, Fred apprend qu’on peut mal aimer quelqu’un et l’emprisonner par des mots. Avec tact, Marie-Danielle Croteau laisse flotter l’aveu ému de la grand-mère ; Fred n’a rien raté. C’est aussi la grand-mère qui calme le jeu lorsque Fred reconstitue une lettre que son chat a mise en pièces. La grand-mère agence les morceaux d’une autre façon et Fred retrouve l’espoir. Est-ce la version assurée ? Encore là, l’auteure se fait discrète.
Marie-Danielle Croteau et Bruno St-Aubin, Une lettre en miettes, La courte échelle, Montréal, 2004, 64 p. ; 7,95 $.
Lorsque Magalie défend l’écologie, celui qui l’affronte risque le pire dans Le nouvel ami de Magalie d’Yvan DeMuy et de Claude Thivierge. Quand monsieur Dubois affirme qu’il faut éliminer Ti-Gris, l’arbre dont les racines menacent les conduites d’égout, Magalie monte dans l’arbre. Elle en descendra quand « l’assassin » aura renoncé à son crime. C’est du grand-père de Magalie que viendra la solution.
Yvan DeMuy et Claude Thivierge, Le nouvel ami de Magali, Michel Quintin, Waterloo, 2004, 64 p. ; 7,95.
Dans La chasse au plomb de Maryse Pelletier et Gabrielle Grimard, les jeunes enquêteurs obtiennent de leurs aînés de précieux renseignements. Un oiseau qui meurt, cela prouve peu. Qu’un enfant tousse et s’étouffe ne révèle pas nécessairement un complot. Maryse Pelletier, à son habitude, dose finement l’impétueuse générosité des jeunes et une écoute adulte souvent efficace et souvent absente. Enquête bien structurée ; belle écoute des plus mal pris.
Maryse Pelletier et Gabrielle Grimard, La chasse au plomb, La courte échelle, Montréal, 2004, 96 p. ; 8,95 $.
La fenêtre maléfique relève plusieurs défis. Sylvie Brien raconte, en effet, une période peu connue de l’histoire québécoise, en plus de mener une enquête à la fois policière et sociale. Sur chacun des fronts, mission accomplie. Le Québec des années 1930 est fort honnêtement reconstitué, avec ses faims, ses raccourcis cruels, l’entrée prématurée des enfants dans les tractations adultes. Quant à l’enquête, elle met à contribution le courage d’enfants tôt aguerris par la vie et l’art d’une auteure qui préserve le mystère aussi longtemps que nécessaire.
Sylvie Brien, La fenêtre maléfique, Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 124 p. ; 8,95 $.
Le théâtre – que son enracinement culturel en soit loué ! – survit aux modes. Il est cependant menacé autant et plus qu’autrefois par le vedettariat selon lequel il n’est de rôle important que le premier. Dans Abby H. ou la vie en mauve, Tout est bien qui finit bien ! d’Anne Mazer, la concurrence est vive entre toutes celles qui rêvent de jouer le rôle de Peter Pan ou l’un de ceux qui polarisent l’attention. Le suspense dure, car les éducatrices veillent à maintenir la trajectoire éducative et à filtrer les mirages du vedettariat. La tombée du rideau montrera que certains rôles, pour discrets qu’ils soient, méritent tous les applaudissements.
Anne Mazer, Abby H. ou la vie en mauve, Tout est bien qui finit bien !, trad. de l’anglais par Marie-Andrée Clermont, Scholastic, Markham, 2004, 121 p. ; 8,99 $.
Est-ce placer la barre trop haut que de proposer aux jeunes Les amants du métro ? Parions que non. Les jeunes rêvent, inventent, construisent librement, et c’est ainsi que le théâtre recrute constamment de nouveaux adeptes. Un des grands mérites de cette pièce de Jean Tardieu, en plus d’éviter le paternalisme, ce sera de soutenir le rêve théâtral en révélant plusieurs ficelles du professionnalisme. Des jeunes en mal de théâtre trouveront ici un texte bien construit et « jouable » et d’excellents conseils de mise en scène.
Jean Tardieu, Les amants du métro, Gallimard, Paris, 2004, 126 p. ; 11,50 $.
L’environnement et l’interception
L’intérêt des éditions Michel Quintin pour tout ce qui vit et respire est connu. Ce qui ne rend pas ses publications rébarbatives. La collection « Savais-tu ? » démontre au contraire une heureuse convergence entre la diffusion de l’information et le maintien de l’intérêt. Les caméléons d’Alain M. Bergeron, Michel Quintin et Sampar illustre la méthode et le résultat. Les informations abondent. Courtes, accessibles, originales, fiables. La contribution du caricaturiste Sampar est toujours déterminante ; sans elle, l’information serait moins attrayante et plus indigeste.
Alain M. Bergeron, Michel Quintin et Sampar, Savais-tu ? Les caméléons, Michel Quintin, Waterloo, 2004, 64 p. ; 7,95 $.
Restons près de la nature. Les terres humides illustre le travail d’éducation de Bobbie Kalman et de son équipe. L’ouvrage, abondamment illustré par Amanda Bishop, réhabilite marécages, marais et tourbières. Il était temps. On oublie trop volontiers leur rôle dans la protection d’une multitude d’espèces, dans la lutte à la pollution, dans la réduction des gaz à effet de serre. Le texte entretient peu de liens avec la poésie, mais il servira aux « recherches » que l’école demande aujourd’hui même aux bambins.
Bobbie Kalman et Amanda Bishop, Les terres humides, trad. de l’anglais par Lyne Mondor, Banjo, Mont-Royal, 2004, 32 p. ; 8,95 $.
Je ne parviens pas à intégrer à la littérature pour jeunes un livre tel Respire par le nez ! de Judith Hamel et Lynne Ciacco, sur le « placement corporel ». Non que l’intention ne soit pas respectable ou que la technique ne réponde pas à un besoin, mais, selon l’adage, les bonnes intentions font souvent une piètre littérature.
Judith Hamel et Lynne Ciacco, Respire par le nez !, Bouton d’or Acadie, Moncton, 2004, 94 p. ; 8,95 $.
Abolition des frontières
La rupture est nette : nous entrons dans un monde occupé cette fois-ci par les seuls éditeurs européens.
L’inspecteur Yann Gray mène ses enquêtes sans oublier les bons côtés de la vie dans Polar Bear, Une enquête pour Yann Gray. Il ne sombre pas dans les vices ostentatoires grâce auxquels tant de pseudo-détectives font oublier leur insignifiance. Savoir raison garder, aurait dit Montaigne. L’homme est brillant, structuré, intelligemment méfiant, capable d’audace autant que de doute. Il aura d’ailleurs besoin de toutes ses ressources pour résoudre un crime commis pendant qu’un manège emporte les couples d’amoureux et de multiples curieux. L’intrigue est serrée, plausible, sans tricherie. L’écriture d’Yves Hughes paraîtra exigeante à ceux qui confondent polar et sous-littérature ; les autres, jeunes ou moins jeunes, apprécieront que l’auteur les juge capables de lire une prose élégante et même recherchée.
Yves Hughes, Polar Bear, Une enquête pour Yann Gray, Gallimard, Paris, 2004, 176 p. ; 15,95 $.
La cruauté qu’étalent des adolescents normalement civilisés lorsqu’ils chassent en meute scandalise toujours. Le cabossé innove quand même en en accentuant le côté délibéré. Avant même que le professeur ait donné son premier cours, un commando fourbit ses armes : de l’indiscipline instinctive, on passe à l’intimidation planifiée. Le pauvre enseignant n’aura même pas le temps d’évoquer la poésie que les petits truands étaleront sadiquement ses faiblesses humaines. L’art de Claire Mazard consistera à confronter les jeunes tortionnaires aux retombées de leur comportement. Il sera trop tard cependant. Bouquin prenant, terriblement plausible.
Claire Mazard, Le cabossé, Syros, Paris, 2004, 96 p. ; 14,95 $.
Dans un pays aux contours imprécis, mais dont les équivalents abondent, Manolo vit l’inconscience des familles protégées. S’il glisse vers la mouvance contestataire, ce sera sans prise de conscience et par complicité amoureuse avec une femme plus engagée que lui. Arrêté par malchance, il résistera pourtant de toute son âme aux pires tortures. Des années plus tard, quand il retournera dans son pays, il découvrira avec horreur que sa réputation ne ressemble guère à celle qu’il croyait mériter. Voilà L’histoire de Manolo de Bertrand Solet : un roman redoutable.
Bertrand Solet, L’histoire de Manolo, Syros, Paris, 2004, 126 p. ; 14,95 $.
« Peu importe qu’il soit bafoué, torturé, l’homme continuera, envers et contre tout, à vivre. » Ainsi se ferme le stoïque Que cent fleurs s’épanouissent de Feng Jicai. Étonnante, en effet, la disproportion entre les brimades subies et la capacité de rebondir. Que le créateur soit détourné de son art, qu’il expie des crimes qu’il ignore, que la femme à la source des injustices s’absolve d’une « distraction », cela a-t-il de l’importance ? Certaines sensibilités rugiront, à quoi bon ? La souffrance a frappé, mais personne n’a voulu faire souffrir. Cela doit-il empêcher les fleurs de s’épanouir ? Message de sagesse ou de démission ? Qui peut en juger ? Implacable.
Feng Jicai, Que cent fleurs s’épanouissent, trad. du chinois par Marie-France Mirbeck et Antoinette Nodot, Gallimard, Paris, 2003, 125 p. ; 12,25 $.
L’autisme, grâce à des gens comme Dustin Hoffman ou Howard Buten, préoccupe notre société. On n’en comprend pas tout, mais la compassion s’articule et les préjugés se fendillent. Aux guides fiables, joignons désormais Mark Haddon. Dans Le bizarre incident du chien pendant la nuit, Christopher, le personnage, affiche les traits classiques de l’autisme, depuis la concentration totale sur chaque fragment de réalité jusqu’à la méfiance à l’égard des contacts humains. Le roman témoigne du désarroi de l’entourage. Comment mériter l’affection d’un enfant qui ne pardonne aucune demi-vérité ? Après un patient effort de recherche, Mark Haddon a su se faire discret et laisser le roman à ses vibrations. À défaut de tout expliquer, l’auteur nous prépare le cœur.
Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit, trad. de l’anglais par Odile Demange, Pocket Jeunesse, Paris, 2004, 297 p. ; 24,95 $.
Philip Pullman est un auteur aux talents diversifiés. Après sa trilogie À la croisée des mondes (qui vaut bien Harry Potter), il bifurque vers un genre littéraire nettement plus « terrestre » : les aventures de Sally Lockhart. Dans un premier tome, La malédiction du rubis, Sally reconstitue son passé. Dans le deuxième, Le mystère de l’étoile Polaire, son titre de conseillère en placement dissimule une activité d’investigatrice. Dans les deux cas, l’intrigue est soutenue, les personnages capables de la pire violence ou d’un dévouement exemplaire, les révélations savamment mesurées. Philip Pullman, qui a longtemps vécu loin de son Angleterre natale, parle de son pays avec franchise. La Londres qu’il décrit, celle des années 1880, rappelle celle de Dickens. Son Angleterre, imperturbable, soutient l’empire par l’opium. Un auteur qui comble les jeunes sans les sous-estimer.
Philip Pullman, Sally Lockhart, t. 1, La malédiction du rubis, trad. de l’anglais par Jean Esch, Gallimard, 2003, 362 p., 12,50 $ ; t. 2, Le mystère de l’étoile Polaire, trad. de l’anglais par Jean Esch, Gallimard, 2003, 348 p., 11,50 $.
Dès les premières pages de Chien-de-la-lune, Erik L’Homme et son illustrateur Benjamin Carré annoncent leurs couleurs : nouveau système planétaire et trouvailles techniques aux noms « post-modernes ». Le dépaysement est vite obtenu, mais il doit peut-être trop à cet artifice. Le bouquin, comme il se doit en littérature offerte aux jeunes, insiste sur le « changement de la garde ». Les jeunes ne contestent pas ceux qui les devancent en âge et en autorité, mais les compétences juvéniles sont telles qu’on leur confie la stratégie et l’anticipation. Bien sûr, tout est remis en question dans les dernières pages… Il faudra lire la suite ! Un excellent rythme.
Erik L’Homme et Benjamin Carré, Les maîtres des brisants, t. 1, Chien-de-la-lune, Gallimard, Paris, 2004, 255 p. ; 12,95 $.
À en juger par les deux premiers tomes, Le marchand de peur et La cité perdue de Faar, les aventures de Bobby Pendragon transporteront les jeunes lecteurs aux quatre coins du cosmos. Puisque Bobby Pendragon a reçu les pouvoirs et les tâches d’un Voyageur, il peut glisser d’un univers à l’autre, à condition de les aider tous à combattre le désordre. Phénomène fréquemment observable (et apprécié) en littérature jeunesse, la relève est vite appelée à prendre les commandes. C’est ainsi que Bobby, Loor et Spader sont brutalement coupés de leurs parents et prédécesseurs et composent d’urgence la nouvelle génération de Voyageurs. Grande fresque qui accorde de l’importance aux valeurs et à l’éthique : on ne transporte pas d’armes d’un monde à l’autre, on se méfie de la démesure… Chez l’auteur D.J. Machale, l’exploration du cosmos s’accompagne d’une écoute de la nature humaine. Prometteur.
D. J. Machale, Bobby Pendragon, t. 1, Le marchand de peur, trad. de l’anglais par Thomas Bauduret, Du Rocher, 2003, 351p., 19,95 $ ; t. 2, La cité perdue de Faar, trad. de l’anglais par Thomas Bauduret, Du Rocher, 2004, 347 p., 19,95 $.
Bonne cuvée, surtout pour les plus âgés parmi les jeunes.