Aucune excuse ne peut tenir : la littérature destinée aux jeunes, même si la notion de jeunesse s’ouvre jusqu’à accueillir tous les âges, abonde et surabonde tellement que le plus capricieux y trouve son compte. Le seul problème, qui n’en est pas un, ce sera d’aider le meilleur à émerger. Selon des critères qui vont de la qualité du texte à la beauté du dessin, de l’harmonie entre écriture et illustrations à la justesse du ton employé, du désir de conduire l’enfant vers son plaisir et son épanouissement au contrôle de l’imaginaire.
L’agréable entrée en littérature
Tout en ayant l’air de ne pas insister, de nombreux petits livres sont de véritables soutiens à l’entrée de l’enfant en littérature. Rien d’austère. Que du plaisir. La joie des yeux. L’occasion d’un éclat de rire de l’enfant et d’une complicité entre les jeunes yeux et l’index de l’adulte qui souligne. Dans cette catégorie, les réussites sont suffisamment nombreuses pour qu’on se permette quelques mises sur la touche.
Quand Elvis présente sa famille1, Elvis parle surtout de lui. Il est beau, intelligent, photogénique et, s’il le faut, modeste. L’enfant trouvera là un compagnon si nombriliste qu’il l’adoptera comme son semblable et qu’ils pourront évoluer ensemble. Les acrobaties du même Elvis2 exercent le même charme. Ce qu’Elvis fait subir au mobilier de sa chambre dépasse peut-être (?) ce que l’enfant a la permission de faire, mais le plaisir que prend l’ourson à organiser un désordre personnel complètement loufoque est tel qu’il dispense la réalité d’imiter la fiction. Tant mieux pour le mobilier !
1. Jasmine Dubé et Roger Paré, Elvis présente sa famille, La courte échelle, 2000, non paginé ; 7,95 $.
2. Jasmine Dubé et Roger Paré, Elvis fait des acrobaties, La courte échelle, 2000, non paginé ; 7,95 $.
L’apprentissage de l’amitié en demande beaucoup aux enfants, surtout au chapitre du partage et des concessions. Si l’un des amis impose toujours son horaire et ses choix, l’autre s’éloignera en laissant derrière lui le silence et la solitude. Pourquoi, dès lors, ne pas négocier, s’entendre ? Béatrice Leclercq enseigne la leçon avec humour et tact, avec une complicité exempte de didactisme. Des phrases courtes qui en disent long, des illustrations qui créent un rythme de lecture bellement trépidant.
Béatrice Leclercq, Deux vrais amis, Le Raton Laveur, 2000, non paginé ; 8 $.
Au feu, Mathieu ramène un personnage que les enfants connaissent et apprécient déjà. Mathieu éprouve ce besoin répandu de pratiquer immédiatement les métiers des adultes, de préférence les plus aventureux. Comme par hasard, la nuit et les rêves rendent possibles ces vocations prématurées. Mathieu peut donc piloter la nuit durant un avion ou participer au combat acharné des pompiers contre l’incendie. Au matin, Mathieu manifeste tant de nouvelles connaissances que la frontière s’estompe entre le rêve et le réel. Parents cartésiens, s’abstenir.
Allen Morgan et Michael Martchenko, Au feu, Mathieu !, La courte échelle, 2000, non paginé ; 7,95 $.
L’histoire d’Une Barbouillée qui avait perdu son nez permet au maître conteur qu’est Raymond Plante d’explorer avec l’enfant le monde fascinant et ignoré d’une famille de clowns. Dans cet univers, perdre son nez rouge chagrine tellement que tous, d’urgence, se mettent en quête de l’appendice manquant. La Barbouillée en profitera pour tout observer et fouiller partout. Par-dessus son épaule, l’enfant aussi verra, notera, comprendra. Le dessin de Marie-Claude Favreau entre en belle osmose avec le récit.
Raymond Plante et Marie-Claude Favreau, Une Barbouillée qui avait perdu son nez, La courte échelle, 2000, non paginé ; 7,95 $.
Dans L’école, c’est fou, Luc Durocher et Philippe Germain rajeunissent et apprivoisent les expressions austères que les parents et autres adultes utilisent à propos des activités scolaires. Les pattes de mouches, l’obligation de soigner son écriture, celle d’attacher ses souliers pour la récréation, autant d’expressions que les grands prononcent distraitement et que les petits interprètent au gré de leur fantaisie. Les petits ont raison et on rigole avec eux. La langue en tire profit.
Luc Durocher et Philippe Germain, L’école, c’est fou, Le Raton Laveur, 2000, non paginé ; 7,95 $.
La fantaisie règne encore quand entre en scène ce cher Eugène. Non seulement il est parfait, mais, dès qu’on lui confie des responsabilités, il impose la perfection. Quand il finit par comprendre que le plaisir aussi a ses droits, peut-être devient-il moins parfait, mais combien plus sympathique.
Jean Heidar et Zappy, Eugène le croco parfait, Les 400 coups, 2000, non paginé ; 9,95 $.
Quand sévissent Les monstres du prince Louis, c’est une gourmandise juvénile qui prend les commandes. La logique sous-jacente est impeccable : si la quantité de biscuits n’est pas suffisante quand surgissent les monstres, il ne faut pas se surprendre si les monstres mangent, en plus des biscuits, les cuisiniers qui ont lésiné imprudemment. La solution, que connaissent ceux et celles qui préparent les collations et les repas, c’est d’en cuire davantage. Une telle logique, servie par un dessin appétissant, plaira à tous les jeunes gourmands.
Louise Tondreau-Levert et Christine Battuz, Les monstres du prince Louis, Les 400 coups, 2000, non paginé ; 9,95 $.
La fantaisie demeure au pouvoir quand se présentent trois titres publiés par les Éditions Michel Quintin. Violaine Fortin1 tente une sympathique quadrature du cercle quand elle raconte les touchantes et difficiles amours d’un oiseau et d’une chauve-souris, d’un Ti-Pit qui déteste le noir et d’une Chouchoune qui, elle, honnit la clarté. Michel Quintin, sûrement contre son gré, soumet le turbulent Nardeau2 aux inconvénients du lit d’hôpital, mais comment faire autrement quand les imprudences du renardeau l’ont sérieusement handicapé ? Danielle Simard3 frappe moins juste quand elle met en scène un ouistiti certes gentil et agréablement délinquant, mais dont on voit mal ce qu’il vient faire comme animal de compagnie dans un univers qui ne peut que lui être cruel.
1. Violaine Fortin et Jean-Pierre Beaulieu, Une chauve-souris chez Germina, Éditions Michel Quintin, 2000, 47 p. ; 7,95 $.
2. Michel Quintin, Nardeau est libre, Éditions Michel Quintin, 2000, 48 p. ; 7,95 $.
3. Danielle Simard, Sapristi mon ouistiti !, Éditions Michel Quintin, 2000, 47 p. ; 7,95 $.
Jérémie est bien jeune encore quand il tombe en amour, mais nul ne s’en plaindra si ce grand sentiment lui permet de se réconcilier enfin avec l’écriture et de mettre de l’ordre dans ses poèmes. Louise-Michelle Sauriol, quant à elle, a profité de la subite frénésie d’écriture de Jérémie pour lui faire visiter le monde et patrouiller l’histoire du livre. Un Jérémie consentant à lire parvient, presque magiquement, à raffiner ses déclarations d’amour.
Louise-Michelle Sauriol et Fanny, Une araignée au plafond, Éditions Pierre Tisseyre, 2000, 60 p. ; 7,95 $.
Un détour par les albums
Pour le plus grand bonheur des enfants, le livre qui leur est destiné se moque du format et des autres règles. Pas question qu’il se laisse enfermer dans des dimensions routinières qui engendreraient l’ennui. Pas question non plus que les éditeurs lésinent sur la couleur. Les meilleures réussites, encore une fois, découlent souvent de l’empathie entre texte et dessin.
En ce sens, L’abécédaire des robots constitue à la fois une réussite et un point limite. La subtilité du texte, en effet, dépasserait la capacité de l’enfant si un dessin superbement déchaîné ne venait à la rescousse. Un album dont un des nombreux mérites est de ne pas sous-estimer l’enfant.
Jacques Thisdel et Alexis Lefrançois, L’abécédaire des robots, Les heures bleues, 1999, non paginé ; 19,95 $.
Destiné lui aussi à un jeune public, Edmond et Amandine suit un cours plus calme. Le dessin attendrit plus qu’il ne titille l’imagination, le texte se déroule gentiment au lieu de toujours pivoter. La relation entre Edmond et Amandine n’est pas d’une transparence totale, mais ce sont là exigences d’adulte.
Christiane Duchesne et Steve Beswaty, Edmond et Amandine, Héritage, 1999 ; 8.95 $.
Même si les meilleurs ingrédients sont entrés dans sa création, l’album que signent Marie-Danielle Croteau et Geneviève Côté ne séduit pas complètement. Le hic est peut-être que le fameux Mouton noir est victime de son succès. Les enfants le savent, en effet, le Mouton noir est le nom du bateau sur lequel l’auteure du texte a fait le tour du monde et dont les aventures ont alimenté de nombreux récits déjà. Quand ce Mouton noir mythique devient un simple petit mouton noir, on comprend moins bien ce qui le rapproche de la baleine.
Marie-Danielle Croteau et Geneviève Côté, La grande aventure d’un petit mouton noir, Héritage, 1999 ; 8,95 $.
On revient à un très haut niveau de qualité quand Lucie Papineau et Alain René font converger leurs ressources. L’histoire se tient, le dessin combine fantaisie et sciences de la nature, la réalité ne s’objecte pas du tout à apparenter le croissant le plus familier (lequel ?) et l’autre qui l’est presque autant. Et l’enfant peut s’endormir sous la protection d’un croissant en attendant que le réveil lui apporte l’autre.
Lucie Papineau et Alain Reno, Gontrand et le croissant des cavernes, Héritage, 1999 ; 8,95 $.
C’est un art du regard que l’enfant absorbe en lisant Un arbre1. Il suffit, en effet, que l’on soit pivert plutôt que cerf-volant, chien plutôt qu’écureuil pour qu’aussitôt l’arbre change d’identité. Cela est dit bellement et dessiné de même.
L’Affreux2 aussi fait du regard une voie vers l’amitié et la tolérance. Celui dont on a dit tant de mal qu’il a fini par se croire à jamais détesté et détestable, voilà qu’il s’attendrit parce que, dans ce conte amérindien intelligemment et bellement raconté, une fillette a su le regarder d’un autre œil.
1. Henriette Major et Geneviève Lussier, Un arbre, Les 400 coups, 2000, non paginé ; 8,95 $.
2. Michèle Marineau et Geneviève Côté, L’Affreux, Les 400 coups, 2000, non paginé ; 8,95 $.
Un dessin qui rappelle L’homme qui plantait des arbres et un texte qui évoque finement le glissement de la réticence à l’affection, voilà qui explique la beauté et le charme envoûtant de Marine et Louisa1. Un des plus beaux albums d’une maison d’édition qui en produit d’admirables.
L’esthétique du dessin et la beauté du texte sont également au rendez-vous dans Vieux Thomas et la petite fée2. On y fait confiance à l’imagination, on fournit tout au plus de sobres repères pour la stimuler, le récit ne se referme que pour laisser le rêve se poursuivre. Un bémol qui en est à peine un : le réalisme de certaines images pourra sembler brutal.
Madame Misère3, en un mot comme en cent, est une petite merveille. La légende, d’origine portugaise, s’ajoute aux centaines d’autres qui racontent les efforts des humains pour négocier avec la mort et en obtenir au moins un sursis. Efforts rarement fructueux. Le personnage de Madame Misère est cependant si attachant et sa silhouette si humble face à la Grande Faucheuse qu’on aimerait que, pour cette fois, la mort perde la partie. Un dessin vivant, original, intelligent accompagne et soutient un texte qui l’est autant.
1. Carl Norac et Claude K. Dubois, Marine et Louisa, Pastel-L’école des loisirs, 2000, 28 p. ; 19,95 $.
2. Dominique Demers et Stéphane Poulin, Vieux Thomas et la petite fée, Héritage, 2000, 32 p. ; 18,95 $.
3. François Gravel et Patrick Bernatchez, Madame Misère, Les 400 coups, 2000, non paginé ; 12,95 $.
Des classiques et des presque classiques
Si, comme tant d’autres, vous avez souvent parlé de la célèbre Alice au Pays des Merveilles1 sans jamais la rencontrer en personne, la chance est à saisir de réparer ce mensonge social. L’édition Librio s’offre à très bon compte et dans une version française d’abord facile.
Le célèbre Riquet à la Houppe2 subit une cure de rajeunissement qui lui enlève une partie de son charme. Le dessin sert bien le célèbre récit, mais on ne voit pas pourquoi un humour lourdement modernisant – par exemple, l’allusion à Paris-Match – a été jugé pertinent. Faudrait-il donc que les fées troquent leur baguette contre un téléphone cellulaire ?
1. Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles, trad. Elen Riot, Librio, 2000, non paginé ; 3,95 $.
2. André Marois et Gérard Dubois, d’après Charles Perrault, Riquet à la Houppe, Les 400 coups, 2000 ; 8,95 $.
Avec Cécile Gagnon et ses cinq merveilleux illustrateurs, on reprend l’orbite du récit en tous points séduisant. Ces contes ont ceci de particulier qu’ils osent démontrer (ou presque) que le crime rapporte et que la ruse n’est pas toujours punie. Immoral ? Pas du tout, car l’intelligence aussi est une vertu et c’est justice que de tromper les trompeurs ! L’idée de confier à cinq illustrateurs différents la tâche d’incarner autant de contes mérite tous les éloges et appelle toutes les récidives.
Cécile Gagnon et les illustrateurs Yayo, Stéphane Jorisch, Ninon, Steve Beshwaty et Isabelle Pilon, Petits contes de ruse et de malice, Les 400 coups, 1999, 44 p. ; 14,95 $.
Autre audace admirable, l’idée de présenter aux enfants la poésie québécoise. Henriette Major choisit les poèmes et en rédige même quelques-uns, tandis que Marc Mongeau embellit le tout d’illustrations élégantes et joyeuses. L’ensemble rend hommage à la poésie québécoise en plus de faire confiance à la capacité des jeunes de se plonger dans cet univers. On peut se demander si tel ou tel poème appartient vraiment à l’univers des jeunes, mais il faudrait être bien prétentieux pour prétendre juger plus sûrement qu’Henriette Major.
Henriette Major et Marc Mongeau, Avec des yeux d’enfant – La poésie québécoise présentée aux enfants, l’Hexagone – VLB éditeur, 2000, 167 p. ; 24,95 $.
Paul à la campagne1 ne mérite rien de ces éloges. Le dessin est médiocre, le texte joualisant, l’humour douteux. À oublier.
En fournissant aux jeunes (et à ceux qui lisent par-dessus leurs épaules) de très fiables informations sur les cétacés du Saint-Laurent2, Évelyne Daigle et Daniel Grenier font œuvre éducative et culturelle. Les faits sont là, les mythes sont étayés ou nuancés, mais, surtout, le respect de la vie s’exprime et séduit. Bel exemple d’une belle éducation.
Pyer Vaillancourt aussi3, à sa manière, familiarise avec la nature, avec ses lois, avec ses exigences parfois abruptes. Simon apprend beaucoup au contact de ses prédécesseurs, mais, comme il se doit, il se montre rapidement digne de confiance et même capable d’aider qui l’a secouru. Vaillancourt réserve une grande place aux manifestations de l’émotion et des sentiments. Ce n’est pas sans besoin !
1. Michel Rabagliati, Paul à la campagne, Éditions de la Pastèque, 1999 ; 24,95 $
2. Évelyne Daigle et Daniel Grenier, avec la collaboration du Groupe de recherche et d’éducation sur les cétacés, Tant qu’il y aura des baleines – À la découverte des cétacés du Saint-Laurent, Les 400 coups, 2000, 44 p. ; 19,95 $.
3. Pyer Vaillancourt, Les aventures de Simon – L’initiation, JCL, 2000, 112 p. ; 9.95 $.
Petite digression
Dans un genre à part et qui ne concerne les jeunes qu’indirectement, il faut mentionner, tant s’y déploient le bon goût et un humour attendrissant, le superbe Ben Encore ! les jeunes un peu moins jeunes y entreront en contact avec des grands-parents qui les aiment, qui se taquinent l’un l’autre, qui s’attachent à des petits travers qu’ils se pardonnent mutuellement. Le dessin est épanoui, les gags tout autant.
Daniel Sheldon, Ben encore !, Coup de Griffe-Mille-Îles, 2000, 48 p. ; 12,95 $.
Et le rêve déferle encore
Peut-être parce que l’époque prétend donner des contours précis et même secs à toutes choses, la littérature offerte aux jeunes multiplie les occasions d’évasion. Ce n’est pas toujours impressionnant et le tri s’impose.
Le Rat de bibliothèque1 fait partie des tâtonnements plutôt maladroits. On veut gagner de nouveaux adeptes aux plaisirs de la lecture, mais on oublie d’inventer une formule distincte des recettes mises au point par La courte échelle et par HMH. Le délire de Somerset2 succombe lui aussi aux attraits de l’humour facile et sans grande pertinence, mais le dessin, ingénieux et plein de clins d’œil, rétablit les choses et reconquiert l’intérêt. Le Piano qui jouait tout seul3 parvient à créer en peu de pages une atmosphère de mystère et de complot, mais peut-être oublie-t-on de donner réponse au questionnement qu’on a suscité. Est-ce voulu ? Il se peut. Du Frida et Kahlo4, que rédige et illustre Sylvie Nicolas, il n’est pas facile de parler. Le style est plutôt sec, mais d’autres le diront évocateur. Penchons donc du côté optimiste : le rêve s’offre, mais seuls y accéderont les enfants dont on soutiendra la lecture. Ce qui n’est pas un reproche.
1. Manon Plouffe et Isabelle Collerette, Le Rat de bibliothèque, Éditions de la paix, 2000, 126 p. ; 8,95 $.
2. Hélène Vachon et Yayo, Le délire de Somerset, Héritage, 1999, 48 p. ; 7,95 $.
3. Raymond Paradis et Romi Caron, Le Piano qui jouait tout seul, Éditions de la Paix, 2000, 68 p. ; 7,95 $.
4. Sylvie Nicolas, Frida et Kahlo, Les petits loups, 2000, 64 p. ; 7,95 $.
Clonage-choc1 réussit assez bien la navigation entre le plausible et le capotage dans l’invraisemblable. Ce qu’il raconte peut ou non se produire. Le jeune, comme il se doit, décidera lui-même si cette fiction dépasse la sienne. Peut-être jugera-t-il les personnages bien plus crédules que lui. S’il le fait, il ne fera qu’imiter les adultes qui n’en finissent pas de donner des conseils aux personnages dont ils lisent les aventures. Francine Allard2, tout en manifestant son habituelle dextérité linguistique et en laissant déferler l’imagination débridée qui est devenue sa marque de commerce, succombe peut-être aux tentations de la formule éprouvée : seuls les familiers combleront les fossés et surmonteront les courts-circuits. Peut-être le paradoxe est-il trop accusé : une folie récurrente cesse d’être folle. Ou bien la folie plus folle que la précédente devient-elle excessive. Je ne sais, mais les engrenages s’ensablent. Et l’écriture se détériore et pas seulement dans la concordance des temps.
1. Réjean Lavoie et Marc-Étienne Paquin, Clonage-choc, Éditions de la paix, 2000, 156 p. ; 8,95 $.
2. Francine Allard, Espadrilla Ribocque et l’anneau de Bérénice, Éditions Pierre Tisseyre, 2000, 128 p. ; 9,95 $.
Terminons ce volet fantaisiste dans le plaisir. Nuit blanche1 trouvera aisément preneur chez les jeunes qui, plus librement que jamais, pratiquent, du consentement des parents, le « découchage » alternatif. Que trois adolescentes en profitent pour se raconter des histoires « à faire frémir les morts », qui s’en étonnera ? N’est-ce pas un des buts de l’exercice ? Le Vampire et le Pierrot2 raconte, par soir d’Halloween et avec l’inimitable doigté d’Henriette Major, les secrets de ceux qui veulent se déguiser, des maladroits qui veulent aider et qui compliquent tout, des affections qui surnagent mieux que jamais quand tout semble les contredire. Vas-y, princesse3 demeure (selon moi) l’une des belles découvertes de cette surabondante cuvée. Finesse, humour, saine propension à une délinquance intelligente, tout se conjugue pour faire comprendre que les rois aussi peuvent baigner dans la malhonnêteté et qu’il n’est jamais interdit d’opposer le bon sens et la joie de vivre à ceux qui répandent la grisaille. Une belle entrée en scène d’une romancière à suivre de près.
1. Joan Holub et Cynthia Fisher, Nuit blanche, Folio Benjamin, 2000, non paginé ; 11,50 $.
2. Henriette Major, Le Vampire et le Pierrot, Éditions Pierre Tisseyre, 2000, 94 p. ; 8,95 $.
3. Marie Page, Vas-y, princesse !, Éditions Pierre Tisseyre, 2000, 109 p. ; 8,95 $.
Pleins feux sur La courte échelle
Aucun rapport d’étape sur la littérature destinée à la jeunesse ne serait plausible s’il n’incluait une brassée des productions de La courte échelle. Faire état de la récente fournée n’est d’ailleurs pas une corvée.
Annette et le vol de nuit1 crée admirablement l’atmosphère pesante du vol par effraction. Les victimes se sentent atteintes dans leurs secrets les plus intimes et il leur faut, de toute urgence, identifier et neutraliser l’intrus. L’enquête, malheureusement, constate plus qu’elle ne désamorce. L’auteure voudra peut-être compléter l’enquête ; attendons.
Sylvain Trudel2, magnifiquement, continue sur sa lancée : style alerte, valeurs affichées sans pesanteur, critiques voilées et pénétrantes du conformisme de notre temps, admirable souci d’éveiller les jeunes aux enjeux sociaux. Le modernisme est accueilli, mais Trudel lui demande de respecter les gens.
1. Élise Turcotte, Annette et le vol de nuit, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
2. Sylvain Trudel et Suzane Langlois, Des voisins qui inventent le monde, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
Un cheval dans la bataille brise gentiment la frontière entre le rêve et le réel, entre le besoin qu’éprouve tout enfant d’imaginer un monde magique et chaleureux et ce que la vie quotidienne lui offre. On croit tout perdu, puis l’amitié revient. On souffre d’être écrasé par le regard des grands, puis on retrouve des plaisirs qui leur sont désormais interdits. On appréciera l’évident souci stylistique : c’est trop rare.
Marie-Francine Hébert et Philippe Germain, Un cheval dans la bataille, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
Ma nuit dans les glaces1 constitue, grâce au sens narratif généralement très sûr de Marie-Danielle Croteau, un récit alerte, attachant, aux limites du vraisemblable et pourtant plausible. Tout est vu, perçu, décrit du point de Fred, héros malgré lui d’une aventure frigorifiante.
Marie Décary2 met en scène un jeune Adam qui s’abandonne un peu trop librement peut-être à sa curiosité. Il s’embarque ainsi dans une aventure qui, un temps, le dépasse et le déconcerte. Heureusement, d’autres enfants interviennent et les adultes eux-mêmes apprécient son audace. Un récit vivant et qui dose bien inquiétude et « rescapage ».
1. Marie-Danielle Croteau et Bruno St-Aubin, Ma nuit dans les glaces, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
2. Marie Décary et Steve Beshwaty, Un vrai chevalier n’a peur de rien, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
Vers des auditoires plus aguerris
Avec la catégorie Roman jeunesse, l’auditoire fait face à des récits plus longs et à des scénarios aux mailles plus serrées. La princesse empoisonnée ne remplit pourtant qu’à demi ces exigences. Le récit bénéficie de l’écriture toujours efficace de Sonia Sarfati, mais il multiplie les clichés : décor hollywoodien, fréquentation des vedettes, miraculeuse ressemblance entre la jeune héroïne et la princesse de légende, etc. Beaucoup de Spielberg et peu d’émotion.
Sonia Sarfati et Caroline Merola, La princesse empoisonnée, La courte échelle, 2000, 96 p. ; 8,95 $.
En présentant une nouvelle aventure de sa superbe Ani Croche, Bertrand Gauthier comblera bien des attentes. Le récit baigne dans un délicieux jargon affectif, tel que le bâtissent ensemble les adultes et les enfants dans l’aller-retour des échanges quotidiens. Et la vie est là, telle qu’en elle-même, avec les confidences à la poupée préférée, avec les amours imprévisibles des ex-parents et les demi-frères ou demi-sœurs qui peuvent en surgir, avec les pensées qui agitent Ani Croche… Ani Croche aussi juste que fantaisiste.
Bertrand Gauthier et Gérard Frischeteau, De tout cœur, Ani Croche, La courte échelle, 2000, 90 p. ; 8,95 $.
André Noël récidive dans la veine historique et présente une autre tranche du passé colonial québécois. Ses deux héros, auxquels la magie garde une éternelle jeunesse, quittent le décor de 1535 pour refaire surface en 1614. Ils mesurent, et leurs lecteurs avec eux, les changements survenus dans la colonie. De nouvelles voracités s’expriment, le racisme déferle, mais Pierre et Ahonque vont s’en mêler avec une belle osmose de leurs deux cultures. Rien de lourdement didactique dans le roman d’André Noël, mais un éclairage intelligent sur des temps révolus, mais marquants. Le dessin, plutôt caricatural, dépare l’ensemble.
André Noël et Francis Back, Trafic chez les Hurons, La courte échelle, 2000, 96 p. ; 8,95 $.
Des univers dépaysants
Raymond Plante1, qui intervient avec un égal bonheur dans tous les genres littéraires et auprès de tous les publics, fait basculer cette fois de jeunes lecteurs dans un monde incertain. Ce n’est pas tous les jours qu’une livreuse de pizzas lancée à la poursuite d’un voleur est transportée par miracle sur un autre continent ! Suivre le voleur et sa poursuivante ne laissera à aucun lecteur le loisir de s’endormir. Des illustrations typées et évocatrices rythment efficacement le récit. Dans Les inconnus de l’île de Sable2, Viateur Lefrançois raconte une enquête policière menée par des jeunes aux pouvoirs considérables. Ils n’en abusent pas, car leur effort vise à protéger l’environnement et de sympathiques animaux, mais ils ne lésinent quand même pas s’il s’agit de toucher les méchants d’une crainte salutaire. La langue est adaptée, fluide, entraînante. Du même éditeur, L’autre face cachée de la Terre3 fait aussi bien au chapitre du mouvement, mais ne parvient pas à la même cohérence. Les personnages sont flous, l’écriture sans relief, les enjeux mal cernés. Heureusement, le rythme est trépidant, ce qui rachète bien des gaucheries. Gibus, Maître du temps4 soulève de manière fascinante et abordable des questions fondamentales : la liberté humaine, le passage du temps, l’obligation de choisir et les risques que cela comporte. L’auteur a d’ailleurs effectué depuis son précédent ouvrage d’énormes progrès stylistiques. Le lecteur n’est plus dérangé par d’agaçantes scories et il peut goûter un récit qui le mérite. Quand Henri, qui a osé infléchir le cours du temps, mesure les conséquences de son imprudence, il lui faut revenir au carrefour où s’est produit le dérapage. Cruellement, trop cruellement peut-être, il lui faudra faire mourir de nouveau ceux que le temps avait emportés dans son sillage.
1. Raymond Plante et Christine Delezenne, Les voyageurs clandestins, La courte échelle, 2000, 96 p. ; 8,95 $.
2. Viateur Lefrançois et Ingrid Hardy, Les inconnus de l’île de Sable, Éditions de la Paix, 2000, 120 p. ; 8,95 $.
3. Renée Amiot, L’autre face cachée de la Terre, Éditions de la paix, 2000, 150 p. ; 8,95 $.
4. Hervé Gagnon, Gibus, Maître du temps, GGC éditions, 2000, 182 p. ; 12,95 $.
Auteur prolifique et doué, Laurent Chabin n’allait pas manquer de donner comme inquiétude de base à l’un de ses romans le débat mondial sur les organismes génétiquement modifiés (OGM). Rien comme un roman pour évoquer les risques que les scientifiques réduisent souvent à des calculs peu intelligibles ; rien comme un ouvrage apparemment destiné aux jeunes pour forcer l’opinion publique à une prise de conscience. Chabin se permet, talent aidant, de dramatiser les enjeux en leur donnant une incarnation concrète et même familiale. Ce qu’on entrepose peut bouleverser l’enchaînement des générations, n’est-ce pas ? Les Grecs, auxquels on doit les mythes d’Œdipe, de Sisyphe et d’Icare, n’agissaient pas autrement ; qu’on sache que les OGM peuvent influer sur la musculature, mais aussi sur la psychologie et l’hérédité.
Laurent Chabin, Non-retour, Éditions Pierre Tisseyre, 2000, 187 p. ; 9,95 $.
Surabondance ? Oui, il y a surabondance de la littérature destinée aux jeunes. C’est un défi que parents et éducateurs ont à gérer. S’ils n’interviennent pas, le commerce, avec sa force de frappe proportionnelle aux investissements, déterminera à leur place ce qui doit alimenter l’imaginaire des petits, des moins petits et de l’adolescence. À vos marques, enfants ; à vos marques aussi, parents et autres éducateurs.