Le nouveau programme – d’histoire au secondaire, soumis à approbation ministérielle et qui a suscité un tollé général, a au moins ceci de bon qu’il met en lumière la malfaisance dont sont capables nos pédagogues. On lui a reproché sa perspective fédéraliste : c’est là son moindre défaut.
Il s’agit surtout d’une « pluriculturalité » bien-pensante, destinée à estomper la singularité de la société québécoise, laquelle n’apparaît qu’avec sa modernisation normalisante et son « changement de mentalité ». Il ne convient pas de laisser trop de place aux Québécois français, dont les 10 000 ancêtres sont sandwichés entre les premiers occupants et les milliers de nouveaux venus tous azimuts, où se noie leur descendance. Pas de Pierre Bédard ni d’Université Laval dans le chapitre sur la démocratie, mais des McGill et une couple de John Molson. Pas de Saguenay, d’Abitibi ou de Nouvelle-Angleterre dans le peuplement, mais plein de Grosse île, de Rocher Nigger, de Shearith Israël et de boulevard Saint-Laurent. On a casé Gilles Vigneault dans l’économie, avec « Fer et Titane », pour laisser place aux Oscar Peterson, Leonard Cohen, Irving Layton (??) ou « Eshi Uapataman Nukum » (???) dans la culture, en compagnie tout juste du Refus global et des Fées ont soif. Leclerc, Ferron, Dumont ? On ne connaît pas plus que René Lévesque.
Un brouet sociologique
Le plus gros vice de ce programme est le principe, formulé en page 5, que « l’enseignement de l’histoire à l’école n’a pas pour but » d’enseigner l’histoire – à savoir : ce que les historiens nous ont appris sur les faits et les interprétations qu’ils en ont proposées – mais d’inculquer une morale citoyenne, à base de sociologie primaire cousue de lieux communs : pluriculturalisme, démocratie, ouverture, enjeux, mondialisation, complexité… La méthode historique, couplée ici à la méthode comparative et étayée d’un peu de fonctionnalisme, n’est pas la méthode historienne. Il s’agit là des méthodes courantes de la sociologie. Tout ce qui reste de proprement historien dans ce programme, c’est l’exposition à quelques documents d’époque et l’idée de longue durée.
La visée éducative des concepteurs, c’est « l’alphabétisation sociale » de l’élève, à savoir l’acquisition de concepts courants – « formels et opératoires », s’il vous plaît – pour comprendre la société d’aujourd’hui et trouver des réponses aux enjeux politiques actuels. Le petit futur citoyen apprendra donc à décliner « développement, enjeux, société, territoire » avec pluriculturalité, disparité, patrimoine, intérêt, modernisation, etc. Et pour que ça ait l’air d’être encore de l’histoire, il fera de la sociologie historique la première des deux années visées par le programme – de la sociologie tout court la seconde – en comparant le Québec avec quelque autre société, pour mieux s’ouvrir à la diversité culturelle. En prime, il aura tout de même droit à des bribes de mémoire, sous forme de « repères culturels » qui pourront être exploités en classe par l’enseignant, mais qui ne seront pas à étudier. Ajoutons aux exemples donnés ci-dessus : la chapelle des Ursulines, Ezéchiel Hart, la Loi sur les Indiens, la Bolduc, en première année ; les Filles du Roy, la chasse-galerie, Un homme et son péché, le Rapport Durham, en deuxième. C’est curieux, voilà justement le genre de choses sur lesquelles j’aurais idée de faire travailler les adolescents, parce qu’elles leur sont relativement accessibles et plus susceptibles de capter leur intérêt que de comparer deux sociétés, entreprise au demeurant qui dépasse la compétence de bien des sociologues patentés.
La didactique de l’histoire
On l’a déjà relevé : le désastre appréhendé qu’on a sous les yeux tient au premier chef à ce qu’on a voulu unir dans une même cohérence disciplinaire l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. L’histoire est certes indispensable à la formation du citoyen, mais par elle-même, non comme servante de l’éthique bien-pensante et du prétendu esprit critique. Car une de ses principales vertus, sinon sa première, c’est de libérer des préjugés du présent. Par la distance qu’elle instaure, elle ouvre la voie à l’esprit critique, sans le cultiver directement. Il n’y a alors aucun intérêt à enseigner « l’histoire » actuelle : insuffisamment refroidie et dépourvue de futur, elle ne peut être que de la mauvaise histoire. Le programme devrait donc s’arrêter, disons en 1982, avec tout juste un bref épilogue pour signaler le référendum de 1995 et le fait que la Constitution canadienne est illégitime au Québec, qui ne l’a pas (encore ?) signée.
Je n’ai malheureusement pu consulter les quelques références françaises du document. N’importe : je n’en ai pas sérieusement besoin pour savoir quoi penser de la didactique de l’histoire. Alors que la pédagogie concerne le « comment », la didactique porte sur le « quoi » et relève par conséquent de l’épistémologie, pas de la psychologie. Le terme étant plurivoque, je précise que j’emploie « épistémologie » au sens philosophique de « réflexion sur la science qui se fait », non au sens piagétien de psychologie de la connaissance, à l’origine de l’approche socio-constructiviste qui colonise la didactique actuelle. La psychologie cognitive pourrait cependant se prononcer sur le « quand », puisqu’elle est censée connaître les étapes du développement mental. Curieusement, nos psychopédagogues entendent pourtant enseigner la philosophie à des enfants incapables de distance réflexive, ou quelque chose d’aussi complexe que la sociologie à des adolescents, de surcroît historiquement ignares.
« Qu’est-ce que l’histoire ? » doit d’abord se demander le didacticien. Ce n’est pas une voie d’accès à des concepts, qui sont tout au contraire au service de l’intelligence des faits. On ne parlera pas de 1982, par exemple, pour faire entrer la notion de légitimité dans la panoplie du citoyen éclairé, mais de légitimité pour faire comprendre 1982. Et si on n’a pas besoin de pluriculturalité pour raconter l’histoire du Québec, on n’en parlera pas. L’histoire est connaissance du temps. C’est pourquoi les repères chronologiques lui sont indispensables et la narration est sa forme d’intelligibilité fondamentale. C’est pourquoi aussi la description d’une société ancienne, si elle peut s’inscrire dans le récit historique, n’est pas encore de l’histoire. Or le temps a plusieurs visages : la durée, certes, mais aussi le révolu ; le temps immobile des structures et le temps rythmique de la conjoncture ; la permanence des institutions auxquelles s’adossent les personnages dans le temps de l’action ; l’avènement (de la démocratie), mais d’abord les événements ; la genèse (de la société actuelle) mais avant tout la mémoire.
C’est donc à juste titre qu’on reconnaît comme péché capital de l’histoire le péché contre le temps : l’anachronisme. Et qu’est-ce qu’on lit dans le programme ? La Nouvelle-France est présentée sous le chef « émergence de la société canadienne ». À la lettre, ce n’est pas faux : elle fut la première société canadienne. Sauf que dans la perspective de la longue durée, on y comprend que la Nouvelle-France est l’origine de la société canadienne actuelle. Anachronisme, car s’il a laissé quelques traces chez les Québécois d’aujourd’hui, le temps de la Nouvelle-France est révolu – ce qui n’interdit pas pour autant sa présence dans la mémoire.
En abordant la Nouvelle-France sous « l’angle d’entrée » des programmes de colonisation et des groupes d’intérêt, on a raté de surcroît une belle occasion de mettre en lumière une propriété de la démarche historienne en même temps que de proposer – implicitement – un enjeu pour la conscience citoyenne. Le programme repose sur le postulat de la pluriculturalité et des identités particulières ; en d’autres lieux, on prône plutôt le métissage culturel. Et comme l’histoire cherche dans le passé des réponses à des questions posées par le présent, n’aurait-il pas été plus pertinent d’aborder la première société canadienne sous l’angle du métissage ? Comment, dans un environnement neuf et au contact des Amérindiens, les immigrants français sont devenus les Anciens Canadiens ; comment ceux-là se sont approprié les techniques et la religion d’importation européenne. Voilà qui aurait été plus pertinent que d’aborder la préhistoire amérindienne par une anthropologie anachronique. En prime, cet angle d’approche aurait eu le mérite d’éviter la perspective dévalorisante de la « colonisation », destinée à mieux faire ressortir le « progrès démocratique » de la période suivante.
Je ne vais pas éplucher le document pour en renoter toutes les idées douteuses ou pures insanités, car il n’y a rien à corriger là-dedans. C’est à rejeter en bloc. Je résiste mal cependant à relever la perle suivante : chez les Amérindiens, « un récit rend compte de leur présence au commencement des temps : il s’agit de la théorie des temps immémoriaux. Selon une autre théorie », ils ont immigré par la Béringie, il y a 15 000 ans. « Selon une autre théorie » : ça ne vous rappelle pas un récent débat pédagogique concernant l’origine du monde, chez nos voisins du Sud ? Une théorie théologique peut être légitime en son lieu, mais elle n’a pas sa place dans un cours de science. De même, je ne vois pas que les Amérindiens puissent s’offusquer de ce qu’on prenne la peine de distinguer le mythe et la connaissance historique. Ce qui m’amène aux fameuses Plaines d’Abraham. Bien sûr qu’il faut en parler, parce qu’elles sont un « repère culturel » incontournable, à titre de mythe – comme Dollard des Ormeaux ou le Refus global, disons. Il faudra en même temps expliquer que la prise de Québec n’a pas eu un effet décisif sur le sort de la Nouvelle-France. « Une bataille parmi d’autres », se sont permis de dire quelques historiens, au grand scandale de l’intelligentsia. Eppure…
Ce texte est une version abrégée d’un essai qui paraîtra dans le prochain numéro de la revue Argument (vol. 9, no 1, automne-hiver 2006).
Pour aller plus loin :
Nicole Gagnon et Jean Hamelin, L’homme historien, Edisem,1979 ; Sous la dir. de Gilles Gagné, Main-basse sur l’éducation, Nota bene, 1999 ; Nicole Gagnon, avec le concours de Jean Gould, Un dérapage didactique, Comment on a cessé d’enseigner le français aux adolescents, Stanké, 2001 ; Nicole Gagnon, « Comment peut-on être Québécois ? », Recherches sociographiques, 3, 2000. (L’article contient une critique succincte du Rapport Lacoursière ainsi que des propositions générales pour la conception d’un programme d’histoire.)