On ne s’est pas gêné, comme on le fait souvent dans le monde des arts, pour utiliser les plus forts qualificatifs pour parler de la production de Robert Lepage, Le Moulin à images*.
Le « magnifique » Lepage, au sommet de son art, aurait produit une autre de ses œuvres « splendides », « fantastiques », « grandioses ». L’œuvre, une histoire de la ville de Québec, qui embrasse en même temps de vastes pans de l’histoire du Québec, est un spectacle « son et image » utilisant comme écran les vieux silos gris de la compagnie céréalière Bunge dans le Vieux-Port de Québec. Visibles d’un peu partout de la Haute comme de la Basse-Ville, ces vieux silos, témoins de l’ère industrielle de l’époque du chemin de fer, formèrent ainsi un écran aux dimensions titanesques : plus de 600 mètres de long, 33 mètres de haut, pour une superficie totale de près de 20 000 mètres carrés.
Le Moulin à images serait une prouesse technique qui met le Québec au diapason des plus grandes réalisations techno-artistiques du monde. Une prouesse aussi pour ainsi dire écologique qui en fait un prototype d’une reconversion réussie de bâtiments industriels en produit touristique. Immense succès populaire par ailleurs où tous les soirs d’un été pluvieux, des milliers de Québécois et de touristes s’agglutinèrent sur les rives du Vieux-Port et derrière les remparts de la ville fortifiée pour se gaver du défilement ininterrompu des milliers d’images du moulin.
Tous ces jugements et tout ce monde ne sauraient mentir. Il faut bien convenir qu’inscrit dans ce mélange d’urbanité – le Vieux-Port adossé au Vieux-Québec – et de splendeur naturelle – l’immense écran-silo répercutant la majesté du grand fleuve –, le spectacle a du panache, d’un esthétisme assuré. Et, qui plus est, avec les concerts de l’ex-Beatle Paul McCartney et de la star mondiale, mais néanmoins d’origine québécoise, Céline Dion, Le Moulin à images fut l’événement qui transforma les fêtes du 400e anniversaire de la fondation de Québec, de catastrophe annoncée, en un World Success.
L’œuvre est un cadeau – néanmoins financé – que Robert Lepage, artiste cosmopolite, a voulu offrir à sa ville d’origine pour son 400e. C’est d’ailleurs dans ce cadre, celui des fêtes commémoratives de la fondation de Québec, que j’émets ici ces quelques commentaires sur l’œuvre. Car, n’étant ni critique d’art, ni grand amateur d’effets techniques, ni même spécialiste de l’art populaire, je ne me permettrai pas de mettre en cause le déluge d’éloges versé sur la production et dont je viens rapidement de faire part.
Que commémorait-on à Québec à l’été 2008 ?
Tout en reconnaissant le succès esthétique, on peut toutefois sincèrement se demander : « Qu’a bien pu vouloir nous dire Robert Lepage dans son Moulin à images ? » ou, plus précisément encore : « Quelle vision de notre histoire collective a-t-il voulu transmettre dans son œuvre ? » Ici, la réponse est plus nuancée. Ce qui étonne en effet, c’est le silence sur ce contenu, nulle insinuation que l’artiste fournirait une interprétation consensuelle ou contestable de l’histoire, mais simplement absence de références au contenu mémoriel de l’œuvre.
Ce silence a d’ailleurs singulièrement simplifié le travail des critiques. La plupart d’entre eux se limitent ainsi à rappeler que cette histoire est présentée à travers une chronologie en quatre temps : 1) le chemin d’eau, l’époque de l’exploration et de la découverte, 2) le chemin de terre, l’époque du défrichage et de l’appropriation, 3) le chemin de fer, l’époque de l’éclosion industrielle et enfin 4) le chemin d’air, l’époque de la communication et des déplacements tous azimuts. Là s’arrête habituellement la référence à tout contenu substantiel de l’œuvre. Aucun débat d’importance n’a été soulevé sur la représentation historique proposée par Lepage. Même silence après la représentation à laquelle j’ai assisté. Tous louaient l’esthétique et le brio technique de l’œuvre, la beauté de Québec illuminé par les silos, mais aucun commentaire sur la vision de Lepage de l’histoire. Pourtant j’ai assisté à la représentation en présence d’un parterre d’invités de prestige susceptibles d’être intéressés à l’histoire qui leur était présentée – des maires de villes qui furent liées par leur fondation à l’histoire de Québec.
Est-il pertinent de poser une telle question à Lepage ? Celui-ci a bien pu vouloir créer quelque chose qui relève plus de la techno-esthétique que de la commémoration. Le contexte de l’œuvre nous semble toutefois rendre pertinente une telle question. Après tout, le cadeau de Lepage a coûté plus de huit millions de dollars sur un budget de quatre-vingt-dix millions mis à la disposition des organisateurs par les gouvernements (notamment Patrimoine canadien) pour commémorer la fondation de Québec. En réponse aux reproches adressés aux organisateurs des fêtes du 400e d’utiliser l’argent de la commémoration – des subventions de nature historico-culturelle – pour simplement préparer un gros festival d’été, on a rappelé inlassablement que la production de Robert Lepage – événement phare des fêtes de la fondation – avait une dimension éminemment historique. De quelle histoire alors s’agit-il ?
Cette question : « Quelle histoire commémorait-on à Québec en l’an 2008 ? » était d’ailleurs au cœur de la catastrophe annoncée, avant, comme nous l’avons dit plus haut, les succès populaires des concerts de Céline Dion et de Paul McCartney et avant celui, bien entendu, du spectacle Le Moulin à images. Cette question semble oubliée aujourd’hui où tout le monde, le maire de Québec en tête, s’empresse de souligner à qui veut l’entendre la réussite du 400e. Mais mesure-t-on le succès d’une commémoration au nombre de participants à des spectacles populaires ? Oubliées, aussi, les interrogations sur l’inexistence de grands spectacles voués à l’histoire de la chanson et de la culture québécoise, au profit des stars internationales Dion et McCartney. Oubliée, encore, l’absence de véritables discussions-productions historiques dans le cadre des fêtes du 400e. On rappellera simplement pour mémoire comment le bicentenaire de la Révolution française a été le moment d’un travail historiographique important. Rien de tel pour le 400e de Québec pourtant largement financé par un budget dit commémoratif.
S’il y avait catastrophe annoncée c’était, rappelle-t-on, avant ces succès populaires, parce que le comité organisateur des fêtes n’avait pas su très bien définir ce qu’il fêtait exactement. Célébrait-on la fondation d’une ville – Québec –, celle d’une province – le Québec (pas étonnant que Paris Match ait confondu les deux) -, la fondation de la culture française en Amérique, celle du Canada français, celle du Québec français, la fondation de la nation québécoise, celle de la nation canadienne, comme l’affirmera la gouverneure générale qui s’est « mandatée » pour ouvrir les célébrations en France ? Pour être une réussite, d’un point de vue mémoriel, c’est à cette question : « Quel est l’objet de la commémoration ? » que Le Moulin à images devait nous aider à répondre.
Toutes les histoires se valent
Avant d’y regarder de plus près, j’aimerais revenir sur la controverse provoquée par le spectacle de Paul McCartney sur les plaines d’Abraham. Des artistes – Pierre Falardeau – et des politiques – Pierre Curzi – ont, à cette occasion, reproché aux organisateurs d’avoir invité un artiste britannique pour donner le grand spectacle de ces fêtes en l’absence d’une véritable fête à la création québécoise. Ces propos « nationalistes » furent rapidement jugés illégitimes au nom d’un Québec ouvert sur le monde.
Dans une chronique au Journal de Montréal du mois d’août 2008, le juriste Julius Grey réagissait à ces propos en renvoyant l’illégitimité de ceux-ci au caractère inapproprié qu’un groupe particulier, en l’occurrence ici les Québécois francophones, puisse s’approprier la mémoire d’un événement comme celui de la fondation de Québec. L’histoire de Québec, comme toute histoire d’ailleurs, a des conséquences nécessairement plurielles, rappelait-il. C’est un événement qui peut être interprété de manière pluraliste. Une telle histoire peut se comprendre du point de vue des autochtones, du point de vue des citoyens de la ville de Québec, du point de vue du Québec français, comme de celui du Québec anglophone ou des communautés culturelles ; elle peut être interprétée comme étant à la source de la fondation du Québec, du Canada, voire de l’Amérique blanche.
Je contesterai personnellement le point de vue de Julius Grey qui relève d’un pluralisme absolu des valeurs et qui conduit ultimement à nier toute possible hiérarchisation dans l’interprétation des faits historiques, ou plus encore qui rend illégitime toute affirmation se réclamant d’une mémoire historique. Je plaiderai plutôt pour ce qu’il serait possible de nommer, paraphrasant « l’intérêt de connaissance » chez Max Weber, un « intérêt d’histoire ». Si un fait historique est effectivement susceptible de soulever une pluralité infinie d’interprétations quant à ses conséquences, ce ne sont pas toutes ces possibilités qui se réclament pour autant d’une telle affirmation. Pour que cela soit, il faut qu’il y ait intérêt d’histoire, autrement dit que le fait historique ait acquis une signification mémorielle pour un groupe particulier.
Dans le cas de la fondation de Québec, ni les autochtones (si ce n’est par la négative), ni l’Amérique anglophone, ni les communautés culturelles québécoises n’ont démontré d’engouement particulier pour se réclamer d’un tel héritage. Il n’y a pas, chez ces groupes, manifestation d’un tel intérêt d’histoire rendant significatif l’événement en question. C’est pourtant l’existence d’un intérêt d’histoire qui rend compréhensible et légitime l’appropriation particularisante par un groupe, ou des groupes, d’un événement historique.
Ce que je veux souligner ici par ce détour est que la tentative de Julius Grey de lire l’histoire d’un point de vue universel conduit à une impasse : toutes les commémorations sont possibles et aucune n’a plus de légitimité qu’une autre. Je pense qu’une telle lecture est aussi possible du Moulin à images de Robert Lepage. Ce qu’il a voulu nous dire, c’est que l’histoire de/du Québec ressemble à toutes les histoires du monde lorsque prise d’un point de vue universel, cosmopolite. C’est pourquoi, comme il n’y a rien à en dire de spécifique – sinon un déferlement d’images qui passent avec une telle rapidité que personne ne peut véritablement en saisir le sens -, il vaut mieux garder le silence sur ce sens ou le faire éclater dans toutes les directions.
La fascination technicienne
Il existe toutefois une différence de taille entre le point de vue de Julius Grey et celui de Robert Lepage. Le point de vue de Grey repose sur un universalisme abstrait, celui des droits de l’homme et de l’humanisme des Lumières : parce que tous les hommes sont égaux en droits, toute revendication d’une histoire particulière trahirait leur humanité. Le point de vue de Lepage repose, lui, sur un universalisme technique : tous les hommes sont déterminés par les mêmes éléments universels, les mêmes conditions matérielles et techniques : ils pensent faire l’histoire, mais c’est la technique qui la fait pour eux.
On connaît la fascination de Lepage pour la technique. Celle-ci, en effet, remplit toute son œuvre ; elle est à la fois le véritable personnage de ses histoires et son sens ultime. Il partage d’ailleurs cette fascination avec les tenants de l’américanité québécoise pour qui notre identité et notre histoire sont plus techniciennes que culturelles. Une telle démarche, je l’ai déjà souligné dans Critique de l’américanité, a comme effet d’évacuer tout sujet collectif, toute intention de l’histoire de la nation française d’Amérique. Elle commémore les machines plus que les projets qui ont fait l’histoire. Il ne s’agit donc pas d’une adhésion à l’Amérique réelle – celle de l’histoire du peuple américain ou encore de la culture américaine – mais d’une Amérique essentiellement perçue comme machine technicienne, autopoétique, prototype d’une post-humanité.
C’est là que se découvre finalement le contenu de l’œuvre de Lepage : comme le disait Marshall McLuhan de l’univers technique moderne, « the medium is the message ». C’est ainsi qu’il n’y a ni Québécois, ni Canadien français, ni Canadien, ni Américain dans le « moulin à images », seulement un moulin, véritable personnage de l’histoire du Québec, qui produit des images d’hommes et de femmes qui traversent l’histoire. Des hommes et des femmes qui sont arrivés à Québec par le hasard des routes de la mer, qui furent quelque temps contraints à y demeurer en raison des limitations des chemins de terre et des chemins de fer, mais qui finalement retrouvent leur nature cosmopolitique par l’avènement du chemin de l’air. Le Québec un détail dans la grande histoire de l’univers des machines.
Lui-même reconnaît l’intention technicienne du Moulin à images lorsqu’il présente le 9 avril 2008 sa production au public : « Je me suis toujours dit que cela serait merveilleux si cette grosse machine pouvait bouger. Je voulais raconter l’histoire de façon impressionnante. Ce sera un défi technique énorme de projeter des images sur 0,6 km. On parle de la plus grosse projection au monde et de l’histoire. Cela fait deux ans que nous travaillons là-dessus ». L’historien-muséologue de l’Université Laval Philippe Dubé qui a participé à la scénarisation du Moulin à images rappelle comment « selon les vœux de Robert Lepage, il fallait d’emblée écarter tout repère se référant explicitement à la chronologie, à l’événementiel ou au carcan biographique ». Cela a paradoxalement donné une chronologie d’une froideur technique qui tourne autour du chiffre quatre : « Quatre siècles, quatre saisons, quatre chemins pour relier Québec au monde (voie maritime, voie terrestre, voie ferrée, voie aérienne), quatre couleurs de base de l’imprimerie (rouge, bleu, jaune, noir), quatre éléments de base des philosophes grecs (l’eau, la terre, le feu et l’air)1 ».
Mais ultimement, c’est moins la démarche de Lepage qu’il faut critiquer que l’engouement de la critique pour cette fascination technicienne et l’intériorisation dans la conscience collective d’une telle perspective comme la vérité sur notre histoire. Après tout ce n’est pas Lepage qui nous impose ce regard technicien sur nous-mêmes, il ne fait que présenter une production techno-esthétique sur l’histoire du Québec. C’est « nous » qui faisons d’une telle production le cœur d’une commémoration que nous disons réussie. Cela en dit beaucoup sur notre rapport à l’histoire et à la mémoire. Nous nous complaisons dans une représentation historique où nous sommes les effets des machines plutôt que la cause de notre histoire.
Texte à paraître dans le numéro printemps-été 2009 de la revue Argument (vol. 11, no. 2).
*Est paru : Le Moulin à images/The Image Mill, Robert Lepage, Ex Machina, 2008.
1. « Par quatre chemins », Au fil des événements (Le journal de la communauté universitaire), Université Laval, Québec, le 28 août 2008.