Le domaine littéraire a lui aussi ses exploits, ses records, ses prouesses. Qu’il soit donc pour une fois permis aux sédentaires rats de bibliothèque impénitents que nous sommes de nous divertir un peu, en nous livrant à un sport inhabituel : arbitrer les performances1 … des livres et de ceux qui les commettent.
Pour légitimer l’outrecuidance de mon sujet, je pourrais avancer de fallacieux arguments : flexion du poignet, vélocité des phalanges, pression du doigt sur porte-plume ou souris, dictée vigoureuse à un scribe : un bon état physique est requis quand on écrit. N’évoquons pas même l’ébullition encéphalique, pas toujours spectaculaire mais incontournable !
Au commencement, donc, était le livre… À côté des plus vieux livres conservés (Les manuscrits de la mer Morte découverts en 1947 à Qumrân, en Palestine, ou encore le Codex Sineaticus, bible en grec découverte en 1859 dans le monastère Sainte-Catherine, sur le Sinaï), les premières formes d’écriture font figure de Mathusalem. Les plus vieux textes retrouvés seraient des idéogrammes peints sur une poterie récupérée dans la province de Shanxi en Chine, ou peut-être encore des textes cunéiformes sumériens gravés sur des tablettes d’argile et qui portent bien leurs 6000 à 7000 ans (nous ne sommes plus à un millénaire près…). Le premier texte connu en français est un benjamin, encore que pas vraiment ingénu : Le serment de Strasbourg (842), rédigé en langue romane, par lequel Charles le Chauve et Louis le Germanique, petits-fils de Charlemagne, font un serment d’assistance mutuelle contre leur frère Lothaire.
« Ars artium omnium conservatrix »
L’« Art conservateur de tous les arts », c’est bien entendu l’imprimerie ; mais, on le sait, l’Histoire peut se montrer ingrate. Cette inscription fameuse, gravée sur la maison de Laurens Janszoon Coster (1405-1484) n’a pas suffi à l’imprimeur hollandais et c’est généralement à Gutenberg que l’on attribue la paternité du premier ouvrage imprimé mécaniquement en Europe, par composition en caractères mobiles. Deux décennies plus tard, en 1476, le premier livre imprimé en français, Les chroniques de France, voyait le jour sous l’estampille de Pasquier Bonhomme. Joli record de précocité pour l’éditeur parisien, celui de longévité étant détenu par Berger-Levrault, maison créée en 1676 encore existante.
Curieux destin, d’ailleurs, que celui du mot « livre », qui désigne tout à la fois le contenant et le contenu, un des rares mots à avoir toujours conservé le même sens alors que le support de l’écriture a lui-même changé plusieurs fois de nature…. Qu’il soit des Morts ou du Jugement dernier, d’heures ou d’images, de prières ou de caisse, rouge ou d’or, de poche ou beau, le livre ne serait, selon la jolie formule de Sartre, « rien qu’un petit tas de feuilles sèches ou alors cette grande force en mouvement : la lecture ». Parlons-en, de la lecture… Un lecteur moyen lit entre 250 et 300 mots par minute tandis qu’un lecteur exceptionnel en lit 1000 ; figurez-vous qu’au Japon, grâce à un procédé de lecture rapide, certains champions taquinent la vitesse en lisant jusqu’à 100 000 lettres ! Consolons-nous en constatant que ce n’est tout de même pas suffisant pour venir à bout de la bibliothèque du Congrès, à Washington, la plus grande du monde, où 88 millions de publications vous attendent ; coureurs de fonds, il vous faudra parcourir 856 km de rayonnage (soit 26 hectares) pour les embrasser toutes… du regard. La plus forte densité de librairies au mètre carrése dénicherait à Redu, dans les Ardennes belges (24 librairies pour 300 habitants) où chaque année, à Pâques, des milliers de visiteurs viennent en procession s’adonner à leur passion ; ce village est jumelé avec Haye-on-Wye (Pays de Galles), qui souffre d’une luxuriance similaire mais, dit-on, depuis plus longtemps encore !
La plus grosse encyclopédie du monde est la Yongle Dadiam, publiée en Chine en 1728. Jugez un peu : 22 937 chapitres, 11 095 volumes, rédigés au début du XVe siècle par 2000 lettrés, en cinq ans ! Pas facile à ranger ; préférez donc, si les caractères « étriqués » ne vous rebutent pas, le plus petit livre du monde, écossais celui-là, Old King Cole, publié en 1985 à Renfrew, tiré à 85 exemplaires et qui mesure 1 mm sur 1 mm…
À vos marques. Prêts ? Partez !
Si « l’essentiel est de participer », selon Pierre de Coubertin qui ressuscita les Olympiades, le sport de haut niveau reste pour beaucoup la quête de lauriers ou du métal jaune inaltérable : l’or, parfois enrichi, il est vrai, d’argent… Stephen King passe ainsi pour être l’auteur le mieux payé du monde. C’est ordinairement sans spéculation, toutefois, que les littérateurs ont battu des records ; quand bien même certains, par le pinacle entraînés, se sont voués sans faiblir à la course aux récompenses. D’autres, pour l’amour du beau geste, ont préféré s’imposer des exercices stylistiques qui leur ont pareillement, au final, assuré la gloire. Le seul écrivain à avoir obtenu le Goncourt à deux reprises est Romain Gary… mais il a triché ! Il l’obtient une première fois sous son vrai nom, avec Les racines du ciel (1956) et une seconde sous le nom d’Émile Ajar, avec La vie devant soi (1975). Le lauréat du Goncourt le plus âgé n’est nul autre que Marguerite Duras, qui le reçoit à l’âge de 70 ans, en 1984, pour L’amant. La France compte le plus grand nombre de Prix Nobel de littérature, décerné depuis 1901. Le premier lauréat français est Sully Prudhomme (en 1901), le dernier en date est Gao Xingjian (en 2000…) ; entre les deux, Jean-Paul Sartre, dont l’audace pourrait causer la « nausée » – il déclina en effet le Nobel, prix littéraire pourtant le plus richement doté : 6 millions de couronnes suédoises, soit plus d’un million de dollars canadiens.
Nous décernerons le grand prix de l’acrostiche à Alfred de Musset, soupirant de George Sand : « Quand je mets à vos pieds un éternel hommage / Voulez-vous qu’un instant je change de visage ? / Vous avez capturé les sentiments d’un cœur / Que pour vous adorer forma le Créateur / Je vous chéris, amour, et ma plume en délire / Couche sur le papier ce que je n’ose dire / Avec soin, de mes vers lisez les premiers mots / Vous saurez quel remède apporter à mes maux ». Ce à quoi George Sand répondit avec humour : « Cette insigne faveur que votre cœur réclame / Nuit à ma renommée et répugne à mon âme ». En matière de contrepèterie (ce lapsus linguae fait bien volontairement…), Claudel l’emporte : « Voilà une chose qui me fait prier ». L’abbé de Latteignant2 (1697-1779), incorrigible paillard devant l’Éternel, mérite une médaille pour son poème « Le mot et la chose », qui ne comporte pas d’autres rimes alternées que les substantifs « mot » et « chose », employés 28 fois chacun : « Madame, quel est votre mot / Et sur le mot et sur la chose ? / On vous a souvent dit le mot, / On vous a souvent fait la chose. / Ainsi, de la chose et du mot / Pouvez-vous dire quelque chose / Et je gagerai que le mot / Vous plaît beaucoup moins que la chose ! […] ». Les Grecs, il y a plus de 2000 ans, s’adonnaient déjà au divertissement palindromique, comme en témoigne cette inscription sur leurs fonts baptismaux : « NIYON ANOMHMATA MH MONAN OYIN3 » ; exercice que goûtait également la romancière Louise de Vilmorin : « Rue : verte fenêtre, verte nef, et rêveur ». Sur longue distance, c’est toutefois Lawrence Levine avec Dr Awkward and Olson in Oslo (1986) qui l’emporte ; 31 500 mots lisibles dans les deux sens…
Dans la catégorie des jeux de mot, il va sans dire qu’Oscar Wilde s’impose néanmoins comme le champion des champions, lui qui affectionnait le plus la paradoxale sentence : « Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières ». Mais la palme revient sans conteste à Georges Perec, le roi du lipogramme, qui écrivit avec La disparition 312 pages sans un seul « e » : un défi d’autant plus savoureux que nombre de lecteurs et de critiques ne remarquèrent pas cette « éclipse » volontaire à la parution du livre… On trouve en revanche plusieurs « e » dans le mot le plus long du monde (il est suédois, imprononçable, et compte130 lettres…) à côté duquel « anticonstitutionnellement », avec « seulement » 25 lettres, fait bien pâle figure.
Qui dit mieux ?
L’écrivain le plus traduit dans le monde serait Agatha Christie. Le premier auteur francophone (Jules Verne) n’arrive pas très loin derrière la papesse du suspense. Mais aucun littérateur, fût-ce un démiurge des belles-lettres, n’a distancé les Écritures ; la Bible est le livre le plus traduit, toutes catégories confondues, puisqu’elle le fut dans 2062 langues dont un quart de langues africaines. Petite devinette, en guise de station : quel est le mot le plus souvent employé dans la Bible4 ?
Le champion des écrivains dont l’œuvre a fait l’objet du plus grand nombre d’adaptations cinématographiques est William Shakespeare ; plus de quarante transpositions à l’écran du seul Hamlet ont été réalisées. Prophétique, Jean Renoir disait (en 1936 !) à son sujet : « Je suis sûr que s’il vivait de nos jours, il ferait du cinéma ».
Aujourd’hui, on évoque moins la bataille de Marathon que l’exploit de Philippidès, un hémérodrome (« coureur de jour ») grec dont le sacrifice et le sens de la formule tiennent de la légende. Avant de s’écrouler, mort, à l’issue d’une course d’une quarantaine de kilomètres, il avait réussi à dire à ses compatriotes : « Réjouissez-vous, nous sommes vainqueurs ! » ; et en effet, amis lecteurs, l’essentiel n’est pas toujours de « prendre le meilleur sur » mais le « meilleur de »… En guise de sprint final, et pour finir sur une note plus divertissante, je soumets votre esprit sportif à une toute dernière « épreuve » : quel est selon vous le livre le plus vendu dans le monde ? Eh bien c’est celui que je me suis escrimée à parcourir pour rédiger cette rubrique : Le livre Guiness des records 70 millions d’exemplaires !
1. Mot emprunté à l’anglais qui désigna à l’origine l’exécution d’une œuvre littéraire ou artistique.
2. Il est surtout connu pour être l’auteur des paroles de la chanson populaire « J’ai du bon tabac ».
3. « Lave tes péchés et pas seulement ton visage ».
4. Le mot « et » !