« Enfants des banlieues, nous faisions la planche la nuit dans des piscines réglées à la température du corps ; piscines qui avaient la couleur de la Terre vue de l’espace. […] Après la baignade, nous nous baladions en voiture sur des routes qui sculptaient la montagne que nous habitions – à travers les arbres, à travers les quartiers, de piscine en piscine, de sous-sol en sous-sol, […] – le simple fait de bouger sans cesse se substituait alors à toute forme de pensée plus ample. La radio emplissait la voiture de chansons d’amour et de musique rock : nous avions foi dans la musique rock, mais je pense que nous n’avons jamais cru aux chansons d’amour. Comme nos vies prenaient place dans un paradis, toute discussion sur des idées transcendantes était rendue futile. La politique, nous présumions, existait ailleurs dans un enfer télévisé ; la mort était quelque chose se rapprochant du recyclage. »
La vie était enchantée mais sans politique ou religion. C’était la vie des enfants des enfants des pionniers – une vie après Dieu – une vie tournée vers un salut terrestre aux limites des cieux. Peut-être était-ce la chose la plus excellente à laquelle nous pussions aspirer, une vie de paix, la confusion entre la vie rêvée et la vie réelle – et je me trouve pourtant traversé par le doute en énonçant ces paroles. Je pense qu’il y a eu en fin de compte un coût à payer pour cela1. »
Double désenchantement et inquiétude spirituelle
Cette belle et longue citation qui introduit cet essai est tiré d’un roman intitulé Life after God de l’écrivain canadien Douglas Coupland. Ce dernier a accédé rapidement à la notoriété médiatique internationale aux débuts des années quatre-vingt-dix pour son talent à décrire les états d’âme de la génération « post-boomer ». C’est d’ailleurs lui qui a baptisé cette génération : la Génération X2. Nom curieux et troublant. Je crois que le X de la Génération X traduit à la fois une sorte de désarroi pudique et une incapacité à mettre de l’ordre dans la confusion des sentiments. La Génération X est ainsi la génération du désenchantement, mais d’un désenchantement effacé et discret. Elle est porteuse d’un nihilisme doux, ironique et léger, si léger d’ailleurs qu’il ne laissera peut-être aucune trace de son passage. Un nihilisme de l’instant présent donc. « No Future » certes, mais sans tout le pathos lié à la perte de l’avenir utopique. Une vie donc après Dieu, mais sans l’angoisse mortelle née de la mort de Dieu.
J’appartiens à la Génération X par la sensibilité. Pour me taquiner, l’un de mes amis plus jeunes me refuse cette affiliation. Il me qualifie tout simplement de « mini-boomer ». Or, comme chacun sait, le terme de « boomer » est presque devenu une insulte durant les quinze dernières années. Il faut alors une bonne dose de cynisme pour accepter d’être identifié sans protestation à la génération lyrique ou à la génération du « Me-Myself-and-I » tous azimuts. Pour mon ami sociologue, il ne s’agissait pas bien sûr de m’insulter, mais tout simplement de constater un fait démographique et sociologique : le baby-boom a en gros eu lieu entre les années 1945 et 1964. Je suis né en 1960, donc je suis un boomer. Le « mini » n’est qu’un subterfuge pour me faire avaler cette dure vérité.
À ce compte, l’inventeur et le chantre de la Génération X est lui aussi un « mini-boomer ». J’ai découvert en effet avec soulagement que Douglas Coupland était né en 1961. La Génération X semble donc plus intimement liée avec le destin de la génération lyrique qu’elle ne voudrait peut-être l’admettre. Elle n’est peut-être même qu’une copie de la Génération boomer, mais sans les couleurs vives de l’original. La Génération boomer eut pour elle toute l’ardeur des enthousiasmes, alors que la Génération X se complaît à se rendre invisible. Il y a là une cause profonde, j’oserais même dire « métaphysique », à cet état de fait : la Génération X est le moment de révélation du vide spirituel dont la Génération boomer fut porteuse à son insu. Celle-ci ne veut et ne voudra probablement reconnaître sa vérité dans la mesure où elle est encore toujours trop préoccupée à habiter le monde et à se réaliser dans ce dernier. Son activisme spiritualo-ésotérique et thérapeutique plein d’un paganisme sans complexe la met à l’abri de sa vérité profonde. Elle a laissé cette vérité en héritage à la Génération X. Cette vérité est celle de l’absence de Dieu, donc de toute possibilité dernière de salut.
Il existerait donc une étrange communauté d’esprit entre ces deux générations qui ont pourtant tout mis en œuvre pour marquer leurs différences. Pour en saisir la nature, il faudrait revenir à l’idée du désenchantement. Désenchantement d’abord premier effectué par la Génération boomer qui a aboli dans notre société l’« arrière-monde » chrétien pour lui substituer un réenchantement lyrique et païen. Désenchantement ensuite second des enfants désormais sans Dieu qui n’ont pu se satisfaire des nouveaux Dieux, mais qui, revenus de tout, ont accepté de vivre dans l’inquiétude l’absence de Dieu dans le monde. Inquiétude d’ailleurs paralysante et qui ne sait trancher définitivement, mais inquiétude toute religieuse qui tient pour naïves les promesses sans reste de la rédemption par le monde. Un traitement complet de la question exigerait que l’on décrive en suivant les suggestions éclairantes du narrateur du roman de Coupland les raisons de la permanence de l’impulsion religieuse chez les X. Ce ne sera pas ma tâche ici. Cette trop brève réflexion sur la situation spirituelle de notre société vue à travers le prisme générationnel ne visait qu’à clarifier le point de vue que j’adopte dans mes quelques réflexions subséquentes sur l’Église catholique québécoise.
Agonie de l’Église comme institution et paganisation de la culture québécoise
Sans détours, j’affirmerais que l’Église catholique québécoise est à l’agonie et que nous assistons présentement au dénouement d’une crise dont les signes avant-coureurs avaient été observés dès les années cinquante et soixante. Hier comme aujourd’hui, le déclin de l’Église comme institution se lit dans son divorce de plus en plus grand avec la culture commune, et ce, malgré les efforts fantastiques qu’elle a déployés depuis les cinquante dernières années pour se réconcilier avec la modernité en général. Cette crise de l’institution cléricale catholique n’est pas un phénomène isolé. Elle s’inscrit dans une crise plus générale des institutions vouées à la transmission des valeurs et de la culture : crise de la famille, crise de l’école, crise de l’université et crise de l’État et de la représentation politique.
On ne saurait se réjouir à trop bon compte de ces différentes crises. Elles ne représentent pas nécessairement une avancée vers une plus grande liberté. L’émancipation se paie parfois de formes d’esclavage qui sont d’autant plus pernicieuses qu’elles ne s’avouent pas comme telles. La crise permanente des institutions est aussi une crise qui affecte la capacité des individus à trouver un sens à leurs vies et à l’inscrire dans la réalité et dans la durée. La désinstitutionalisation radicale de l’Église catholique québécoise devrait inquiéter l’observateur plutôt que d’être matière à réjouissance sans réflexion plus approfondie.
L’un des aspects les plus déplorables et vulgaires du discours public québécois est la haine de l’Église catholique éprouvée et manifestée bruyamment. On peut s’étonner de la persistance de cette haine. On peut sans peine reconnaître qu’il y a eu de fort bonnes raisons pour rejeter l’ordre théologico-politique qu’a incarné pendant plus d’un siècle l’Église catholique au Canada français à la fois par nécessité et intérêt, mais pourquoi s’acharner aujourd’hui sur une institution qui n’a de réels pouvoirs que dans l’imagination de ceux et celles qui la combattent sans danger et à peu de frais ? Peut-on prendre vraiment au sérieux la paranoïa de nos concitoyens à l’égard de l’Église catholique et d’un prétendu retour toujours possible à la Grande Noirceur ? Soyons en effet réalistes : même si l’Église catholique voulait se relancer dans une vaste opération de reconquête de la société québécoise pour regagner son pouvoir institutionnel et réaffirmer une quelconque forme d’autorité morale ou spirituelle, elle n’aurait tout simplement pas les moyens de ses ambitions. Le Pape Benoît XVI et ses disciples d’ici ne changeront rien à cette situation.
L’influence globale de l’Église catholique sur la société québécoise a en effet décliné constamment depuis les cinquante dernières années. L’Église catholique n’exerce plus de contrôle sur la vie des partis ou du gouvernement. Elle n’est plus présente que très indirectement dans les syndicats, dans les mouvements sociaux d’importance et dans le mouvement associatif et coopératif en général. Le déclin de l’Église est encore plus marqué dans la sphère intellectuelle et culturelle. Les seuls intellectuels catholiques de renom appartiennent à une autre époque. Je ne peux nommer un chanteur, un artiste ou un poète des générations montantes qui transmettent une vision catholique du monde. Les élites médiatiques sont dans le meilleur des cas indifférentes à l’Église, mais le plus souvent elles ne se gênent pas pour manifester ouvertement leur hostilité ou une ironie facile à son égard. Dans la sphère de l’éducation et la vie familiale, le portrait n’est pas rose non plus. On assiste probablement aux dernières années de l’enseignement de la religion catholique dans les écoles. L’Église catholique continue certes à accompagner les Québécois dans certains moments de leurs vies (baptême, mariage, rite funéraire), mais ces rites sonnent de plus en plus faux et suscitent un malaise grandissant chez ceux qui s’y prêtent encore plus par habitude que par conviction réelle. Les Québécois, y compris souvent ceux qui se reconnaissent comme catholiques, vivent leurs vies sans se soucier de l’enseignement doctrinal et moral de l’Église. Les croyances de fond des catholiques pratiquants sont souvent contaminées par un bric-à-brac mêlant doctrines prétendues orientales et croyances molles « new-age ». Les mSurs sociales et sexuelles changent si vite que l’Église est d’ailleurs toujours en retard d’une révolution sexuelle et familiale. Au sujet de la condition de la femme, il semble que le malentendu entre l’Église catholique et la société civile soit complet. Au plan institutionnel, le clergé séculier est débordé et ne sait plus où donner de la tête. Les communautés religieuses sont déclinantes et elles sont toutes occupées à gérer leur décroissance. En somme, le divorce entre l’Église catholique et la culture québécoise vivante est consommé.
Un signe visible de ce divorce est la subite inquiétude de la société civile pour le patrimoine religieux. On s’émeut de la conversion de couvents en condominiums ; on signe des pétitions pour protéger telle église, tel lieu de recueillement, tel jardin calme et silencieux. On éprouve un petit pincement au cœur devant la fin d’un monde. On aimerait bien conserver des reliques du « spirituel » dans l’espace quadrillé des cités modernes, c’est ce qui explique l’affairement quelque peu indécent à la muséification de l’Église, à son embaumement parfois très intéressé. L’Église québécoise comme institution vivante et signifiante est sur le point d’être convertie en un patrimoine religieux destiné au touriste et au flâneur en mal de frisson spirituel.
Donc la haine à laquelle je faisais allusion plus haut est une haine facile et peu coûteuse. Elle est dirigée contre une institution qui est par terre et exsangue. C’est pourquoi les harangues des boomers contre l’Église sont si exaspérantes. Telles les piques contre l’Église lancées par le personnage de Rémy, interprété par Rémy Girard, dans les Invasions Barbares. Ces piques sont comme la répétition mécanique d’une vieille rengaine et servent peut-être surtout à cacher l’angoisse spirituelle du personnage – et de la génération qu’il représente – devant la mort. Or, pour ma part, c’est la mort de Rémy que je trouve angoissante. Peut-on en effet trouver belle et forte cette mort anesthésiée par la drogue, mise artificiellement en scène, et qui ne laisse aucune place à l’inquiétude face à ce que l’on appelait jadis les fins dernières? Cette mort très païenne est-elle une mort qui élève l’humanité de l’homme ou n’est-elle que le point d’orgue d’une vie toute occupée à jouir et à s’étourdir ? Peut-on vraiment envier une telle mort ?
La question alors prend une toute nouvelle dimension qui ne concerne pas seulement l’Église catholique, mais plus largement le destin de l’esprit dans notre société québécoise ultramoderne. La disparition de l’Église catholique correspond à un étouffement plus profond de cette inquiétude spirituelle qui, tout en ne nous donnant aucune assurance quant à l’atteinte de la vérité sur notre fin et la fin de toutes choses, préserve tout de même en nous le sens de notre fragile humanité. Or, contempler cette vérité nous émancipe des séductions nombreuses de la satisfaction et de la complaisance d’un monde qui ne prétend pouvoir trouver son centre et sa direction qu’en lui-même, sans ouverture sur ce qui le dépasse et l’excède.
Ce texte est une version abrégée d’un essai qui paraîtra dans le prochain numéro de la revue Argument (vol. 8, n° 2, printemps-été 2006).
1. Douglas Coupland, Life after God, Pocket Books, New York, 1994, p. 271-274 [traduction libre de ma part].
2. Génération X,10/18, Paris, 2004.
Pour aller plus loin : Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, fin d’un monde, Bayard, 2003 ; Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy, Le catholicisme québécois, Éditions de l’IQRC-PUL, 2000 ; Normand Provencher, Trop tard ?, L’avenir de l’Église d’ici, Novalis, 2002. Pour un regard théâtral incisif sur la situation de la religion au Québec, on lira la pièce de théâtre d’Alexis Martin : Bureaux (Boréal, 2003) ; Guy Durand, Le Québec et la laïcité, Avancées et dérives, Montréal, Varia, 2004 ; Sous la dir. de Laurier Turgeon, Le patrimoine religieux du Québec : entre le cultuel et le culturel, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005 ; Richard Gauthier, Le devenir de l’art d’Église dans les paroisses catholiques du Québec, Architecture, arts, pratiques, patrimoine (1965-2002), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005 ; Pierre Vadeboncoeur, Essais sur la croyance et l’incroyance, Montréal, Bellarmin, 2005.