Les Grecs avaient coutume de diviser la rhétorique, cet antique art de séduire et de persuader, en trois principales composantes.
L’ethosse rattachait, et se rattache encore aujourd’hui, à l’image de soi que projette un auditeur ; le pathosrenvoie aux passions manipulées pour influencer l’auditoire en faveur d’une thèse ; lelogos, enfin, correspond aux arguments rationnels, fondés sur la logique. Que ces trois aspects entrent en concurrence est fréquent : par exemple, lorsque les deux premiers ont préséance dans un discours, une mise au rancart inversement proportionnelle du troisième a alors lieu. Traduisant joliment cette corrélation asymétrique, Jean-Paul Sartre affirmait que « la conscience qui s’émeut ressemble assez à la conscience qui s’endort ».
Cette thèse est également celle que défend avec beaucoup de clairvoyance Anne-Cécile Robert, dans son essai La stratégie de l’émotion. Par émotion, la journaliste entend plus précisément « l’état de surgissement lacrymal, mû par la tristesse ou par la joie, dans lequel les individus et les sociétés se trouvent souvent plongés et, surtout, dans lequel toutes sortes de mécanismes les incitent à se plonger ». L’auteure passe ainsi en revue les formes de ce dolorisme à outrance dans l’espace social et politique, dolorisme ayantpour conséquences de couper les individus de leur raison, de les inciter à subir plutôt qu’à agir.
Les marches blanches, les sensitivity readers, censeurs mandatés pour détecter les passages pouvant heurter la sensibilité du lectorat, la psychologisation de l’actualité, la part démesurée accordée aux faits divers dans les médias, l’intrusion de la communication narrative, du human interest, dans les discours politiques, sont quelques-uns des cas de figure abordés pour appuyer l’idée d’un tropisme émotionnel exerçant, par la démobilisation qu’il entraîne, des formes insidieuses de contrôle social. Les exemples sont d’ailleurs choisis avec soin, et le sont bien entendu en fonction de l’opinion qu’ils doivent soutenir. Se peut-il à l’inverse que l’émotion agisse comme une sorte de percuteur pour la raison, qu’elle éperonne les consciences en les forçant à la mobilisation citoyenne ? Qu’en est-il, parmi ce tropisme émotionnel, de la colère ou de la révolte ? La définition qu’accorde Robert à « l’émotion », ici réduite au domaine de la larme, laisse la question en suspens.
LA STRATÉGIE DE L’ÉMOTION
- Lux,
- 2018,
- Montréal
176 pages
16,95 $
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