Au milieu de la paume se trouve un point d’acupuncture nommé Lao Gong. En français, cette expression signifie le « palais du travail » ou le « palais du labeur » et elle est synonyme de savoir-faire, d’œuvre artisanale aboutie.
Dans le dernier ouvrage de Michael Delisle, une dénommée Johanne se passionne pour la médecine traditionnelle chinoise. À un moment donné, elle examine la main du narrateur et, incertaine, parle plutôt de ce point en termes de palais de la fatigue. En plus de donner son titre au recueil, cette légère méprise semble aussi lui conférer tout son sens, surtout si l’on en retient que, par opposition au palais du labeur, le palais de la fatigue peut vouloir faire référence à une œuvre inachevée.
C’est bien, en premier lieu, à la patiente acquisition d’un savoir-faire que nous convie Delisle, à l’observation d’une trajectoire artistique condamnée à ne jamais prendre son envol. On suit pour ce faire un même narrateur tout au long des six nouvelles qui présentent la cohérence d’un court roman troué d’ellipses. L’adolescent s’initie d’abord à la poésie en retranscrivant des vers sur une Royal manuelle, entouré par le shag rust du cottage familial. Au collège, il noue une relation avec son professeur de littérature, un mélange de satyre et d’allumeur de réverbères. Le cicérone parfait son éducation sentimentale, lui ouvre les portes de la bohème montréalaise des années 1970, l’entraîne avec lui fouler Trafalgar Square, puis se lasse le jour où le visage de son protégé ne conserve plus rien de ce qui le rattachait à la jeunesse.
Chez Delisle, les liens sociaux sont d’abord utilitaires : soit vous êtes un serpent, soit vous êtes une échelle, mais nul n’a droit au bonheur béat. Si quelque chose peut mal tourner, cela tournera mal. C’est la loi de Murphy appliquée à la condition humaine. Lorsque se clôt le recueil, le frère du narrateur agonise aux États-Unis, la colonne percluse d’arthrose, tandis qu’Eddy, son neveu, séjourne en prison. L’amie Johanne, autrefois férue de techniques de guérison orientales, croupit quant à elle devant un comptoir de caisse populaire : « Comment pouvait-on passer des années investi corps et âme dans des études complexes », se demande le narrateur, « amorcer l’œuvre d’une vie avec passion pour passer à autre chose comme si de rien n’était ? » Comme quoi l’existence, elle aussi, reste jusqu’à la toute fin une œuvre inachevée.
ESPACE PUBLICITAIRE
DERNIERS NUMÉROS
DERNIERS COMMENTAIRES DE LECTURE
Loading...