Jean Larose est encore « choqué noir ». L’essayiste et romancier récidive avec une deuxième fournée de ses essais de littérature appliquée dans une même année. Toujours aussi incisif, il rassemble ici des textes écrits entre 1998 et 2015, explorant ses thèmes de prédilection avec encore davantage d’esprit de suite et de profondeur que dans le recueil précédent.
L’ouvrage reprend entre autres des critiques lancées par l’auteur, dès la fin des années 1990, contre la professionnalisation des enseignants des écoles primaires et secondaires du Québec, sous l’égide des sciences de l’éducation. Principale doléance : les apprentissages des nouveaux enseignants sont trop axés sur la pédagogie et la gestion de classe, pas assez sur la matière à enseigner. La réplique des spécialistes de la pédagogie lui aurait alors donné raison. Refusant tout autant de justifier leur approche que d’assumer leur part de responsabilité à l’égard de la baisse tendancielle du taux de réussite des élèves québécois, les doctes pédagogues auraient reproché au critique de convoiter leur position de pouvoir.
Les ratés du système d’éducation sont corollaires, selon Larose, d’une rupture avec l’humanisme qui, depuis la fin des années 1960, consume l’assurance et l’ambition dont nous aurions tellement besoin pour soutenir la naissance d’une « nation américaine d’un type inédit ». Le congédiement de la culture classique et son remplacement par une « contre-culture de masse » reposent pourtant sur une méprise. On croit se libérer du joug de la classe dominante en se libérant de la grande culture, alors qu’on se prive en réalité d’une richesse qui nous appartient aussi : « Il y a deux générations, pour corriger l’injustice qui réservait le patrimoine classique à l’élite, on l’a enlevé à tout le monde au lieu de l’ouvrir à tous ». (Soit dit en passant, contrairement à ce qu’en pense Larose, cela n’est pas une conséquence logique de la sociologie de Pierre Bourdieu !) Dès lors, il ne faut pas s’étonner de l’affaiblissement de la qualité de la langue au Québec. Les jeunes peinent à bien écrire, on le sait, mais il y a pire. Les institutions en principe garantes de la bonne tenue du français ne semblent pas lui accorder l’attention requise. Le constat est ici appuyé notamment par une analyse d’un avis du Conseil supérieur de l’éducation truffé de phrases bancales, à tel point que le document présenté comme travail scolaire n’obtiendrait même pas la note de passage.
Un des textes du recueil propose le recours à La société du spectacle de Guy Debord comme outil d’analyse de nos sociétés en perdition. Larose note que « pour Debord, la société du spectacle n’est pas seulement une société ahurie de spectacles, mais également la forme du rapport social à une époque historique où l’économie, parvenue à l’occupation totale de la vie, impose à tous et en permanence le spectacle de la marchandise et la marchandise comme spectacle, au détriment de la réalité ». Ainsi, la vie réelle perd de sa valeur, au profit du simulacre et de la virtualité. La passion de l’humanité pour l’échange est exploitée à outrance, fourvoyée dans l’acte de consommation pour lui-même.
L’examen de la « culture médiatico-numérique » et des dégâts qui en résultent, en particulier chez les jeunes, occupe une place importante dans le tableau brossé par Larose. Il n’est pas le seul à se pencher sur l’expansion des instruments numériques, mais il y a chez lui une manière… et une substance conséquente. L’essayiste ne prétend pas à un regard absolument distancié sur cette culture. Témoignant de sa propre expérience, il met en scène ses enthousiasmes, ses surprises et ses déceptions, dans les rets du numérique. L’auteur change d’ordinateur, passe d’un système d’exploitation à un autre, s’interroge sur le spectacle de visages inconnus atteignant l’orgasme en face de la caméra. Grâce à Google, se dit-il, l’homme contemporain est enfin libéré du devoir de mémoire, il n’a plus à se souvenir de rien.
En quête d’informations sur un auteur déporté au goulag dans les années 1930, Larose se voit proposer par Google des vacances en Sibérie. En marge des résultats de recherche, on vante les beautés de la nature sibérienne. Bien que Google tende à le banaliser, le court-circuit contextuel suscite chez l’écrivain le dégoût et la révolte : « […] neutraliser le mot goulag n’est pas neutre ».
En définitive, Larose se demande si ses essais ne relèvent pas simplement d’une « crise d’hystérie paranoïaque contre le mal public ». Sans doute. Mais on pourrait aussi y entendre un cri de ralliement.
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