Présenté comme un roman en quatrième de couverture, le plus récent ouvrage de France Théoret est en fait une série de quatre portraits de femmes. Issues de quatre contextes différents, elles sont pourtant porteuses d’histoires qui deviennent emblématiques d’une certaine condition féminine faite à la fois d’autonomie et de menaces persistantes.
Le titre de l’ouvrage, quelque part entre slogan et prière, résume bien le propos : Va et nous venge. Devant ces portraits, quelque chose bouille en nous, quelque chose qui rappelle le dialogue que les lecteurs entretiennent avec une écrivaine comme Elfriede Jelinek, par exemple. Il y a dans ce livre une violence sourde, mais distancée, qui nous surprend plus que le ferait un choc frontal. Cette violence frappe d’autant plus qu’elle tend à être niée ou relativisée, y compris par ses principales victimes, qui ont intériorisé l’idée de leur autonomie et font face à l’adversité sans toujours comprendre très bien ce qui les dépossède.
Nous lisons les histoires de Suzie, d’Élisabeth et de Zoé sur la pointe des pieds, les mâchoires un peu tendues, en attente d’un grand choc qui ne vient jamais. C’est le tour de force de France Théoret : son écriture, dans les thèmes et dans la forme, traite d’une prédation qui s’exerce par des chemins détournés. L’écrivaine contourne les clichés en laissant flotter partout la petite musique du thriller qui nous fait craindre le pire, mais le pire ne s’exprime jamais dans une explosion. Sans espace pour la catharsis, la tension apparaît encore plus insoutenable.
Le premier portrait présente Suzie, adolescente évoluant dans un milieu aisé, entourée d’adultes dont les certitudes et les convictions deviennent violence. Norbert, homme mûr et ami de la famille, entraînera la jeune fille dans l’abus de la façon la plus délicate qui soit sous prétexte de vouloir l’épanouissement de sa protégée. Guère moins effrayante, la façon dont la grand-mère projette sur Suzie une image close de la féminité, ne lui offrant finalement aucune clé pour résister à ce qui la guette.
Même malaise chez Zoé, dont le portrait conclut l’ouvrage. Maintenant qu’elle est elle-même titulaire d’un poste universitaire en histoire de l’art, la jeune femme se laissera entraîner par un ancien professeur dans une relation de manipulation qu’elle ne décodera jamais complètement. Une fois de plus, l’habileté de France Théoret est de nous faire ressentir l’étau qui se resserre sans user de manichéisme. Les femmes de ces histoires ne sont pas démunies, elles sont libres et actives, mais cela ne suffira pas toujours à les protéger.
C’est aussi le cas d’Élisabeth, victime d’un rejet en milieu de travail qui entraînera des conséquences dramatiques. Encore une fois, le piège se tricote de façon si complexe que lorsque Élisabeth perd son emploi, plus rien ne lui permet de remettre les faits à plat. Que s’est-il passé ? Les raisons sont aussi nombreuses que banales et chaque détail devient le maillon d’une chaîne qu’il s’avère impossible à démêler. La banalité de la violence mise en scène vous prend à la gorge tant la situation apparaît à la fois absurde, irréversible et pourtant si réaliste.
Mais le troisième portrait du livre se détache des autres. Au cœur de Va et nous venge, on rencontre la figure de Louky, protagoniste que la plupart des lecteurs sauront reconnaître comme une écrivaine récemment disparue. Hommage amical et admiratif à une absente, portrait d’une femme de lettres sous-estimée, ode à la force des échanges intellectuels comme ciment relationnel, ce texte diffère des autres à plusieurs titres même si certains motifs permettent de faire des ponts. Mais puisqu’il s’agit d’une importante prise de parole qui nous rappelle l’oubli dans lequel nous laissons souvent les femmes artistes et intellectuelles, il me semble que ce texte mériterait un tiré à part pour que recommence à circuler plus largement la figure de Louky Bersianik que France Théoret tente, avec tant de délicatesse et de justesse, de maintenir dans la lumière.