Auteure dont l’œuvre touche parfois à l’autobiographie, Delphine de Vigan nous tend ici, avec D’après une histoire vraie, un fascinant piège littéraire.
Le titre fait mine d’annoncer la couleur et d’établir le pacte de lecture sans détour : voici le récit d’une histoire vraie, d’un fait vécu. Et c’est ainsi que vous devez le lire. Le caractère péremptoire, voire provocateur de l’annonce nous la rend aussitôt suspecte. On se dit à part soi : vraiment ? Et l’on se réjouit d’entrer dans le livre à la manière d’une Fanfreluche mâtinée de Stephen King qui voyagerait par une nuit d’hiver… Car les fées qui se sont penchées sur ce livre, on le découvrira, sont plus nombreuses qu’il n’y paraît de prime abord.
Que s’y passe-t-il ? La narratrice, qui partage avec l’auteure le prénom de Delphine et le statut d’écrivain, peine à se remettre de l’énorme succès de son dernier livre, Rien ne s’oppose à la nuit. Épuisée par la ronde médiatique et les attentes des lecteurs, c’est une femme fragilisée qui doit en plus affronter la question redoutable entre toutes : quoi écrire après ça ? Quand on est allée si loin dans l’exposition de l’intime (ici, la maladie mentale et le suicide de la mère), peut-on continuer sur la même voie (ce que les lecteurs semblent espérer de vous, mais que des lettres anonymes vous reprochent) ? Ou doit-on explorer d’autres territoires, revenir à la pure fiction si tant est qu’une telle chose existe, quitte à décevoir, quitte à trahir aussi bien son public qu’une certaine idée en vogue de la littérature comme aveu ? Pour le moment, la réponse vient à la narratrice sous forme de symptômes : le simple geste d’ouvrir son logiciel d’écriture (et bientôt son ordinateur) provoque chez elle nausées et vomissements.
C’est dans cette période de grande vulnérabilité qu’elle fait la connaissance de L., écrivaine fantôme spécialisée dans les autobiographies d’actrices et de chanteuses. Dans une sorte de coup de foudre d’amitié, les deux femmes deviennent très vite intimes. Du moins la narratrice s’ouvre-t-elle en toute confiance à sa nouvelle amie qui, pour sa part, demeure insaisissable. Profitant du vide qui s’est fait autour de Delphine – son compagnon séjourne à l’étranger, ses enfants viennent de quitter la maison –, L. s’immisce peu à peu dans son existence, se rend indispensable et finit par établir une emprise implacable sur sa vie. En particulier sur ce qu’elle nomme l’essentiel : sa vie d’écrivain.
Interlocutrice privilégiée (elle connaît son œuvre par cœur), L. va se muer en un censeur tyrannique qui va casser le premier projet d’écriture à voir le jour depuis longtemps chez la narratrice, projet qui amorçait un retour à la fiction. À la façon de la terrifiante geôlière de Misery de Stephen King, L. ne cessera de marteler son Évangile du Vrai en littérature, gardant Delphine en son pouvoir dans le but explicite de la contraindre à être l’écrivain qu’elle a fantasmé : de la chair à histoire vraie.
À lui seul, ce thriller d’emprise doublé d’un questionnement sur le rôle de la littérature suffirait à happer le lecteur et à le conduire habilement jusqu’à cette tension extrême où tout se déchire et devrait se résoudre. Ce qui ne serait pas rien. Mais si Stendhal concevait le roman comme un miroir qu’on promène le long du chemin, ici les miroirs sont si nombreux – il n’est pas exagéré de dire que le livre en est truffé comme un champ de mines – que ces reflets, que ces miroitements ont pour effet de dérouter plutôt que de montrer, et de semer le doute quant à la nature de ce qu’on nous raconte. Vérité ? Fantasme de la narratrice ? Ou, simplement, mise en scène et personnification des forces à l’œuvre dans le processus d’écriture ? Après tout, si Je est un autre, ne pourrait-on pas décrire ainsi le lien qui unit les deux femmes : parce que c’était L., parce que c’était moi ?
Mais il reste à donner un tour d’écrou. Au fil des pages, il apparaît que Delphine et le lecteur poursuivent en parallèle ou en abyme une semblable quête initiatique : tandis que les fragments de sa vie que L. consent à livrer peu à peu éveillent chez la narratrice des échos bizarrement familiers, quoique vagues, les scènes qui se succèdent sous nos yeux ne cessent de gratouiller notre mémoire, de renvoyer à… et à… Clin d’œil à la scène mythique d’un certain film culte des années 1990, c’est du « rituel de la bibliothèque » que viendra la révélation.
Roman passionnant et troublant qui se tient sans faillir sur la crête de l’ambiguïté, D’après une histoire vraie est le livre de plusieurs lectures. Nous pouvons le lire entre autres comme une habile mise en question du vrai en littérature, comme une exploration des frontières psychiques de l’acte d’écrire mais aussi, pour notre jubilation, comme un hommage aux œuvres de fiction qui nous imprègnent et nous façonnent peut-être autant que les événements de notre biographie. Car ne sommes-nous pas, écrivains et lecteurs, de l’étoffe dont on fait les songes ?
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