Il y a près de deux ans, Émile Martel, poète, traducteur, ancien diplomate et président de P.E.N. Québec, me demandait de travailler à un texte qui résumerait tous les enjeux de la traduction et de la traductologie. En une page ! Ma première réaction fut une sorte de vertige. En raison de l’ampleur de la tâche, peut-être ; mais davantage par crainte de trouver la page bien courte. Surtout que les premières idées qu’Émile Martel me proposa, et autour desquelles nous allions passer quelques jours à discuter, auraient à elles seules permis d’écrire un fort long article !
Je ne connaissais guère le P.E.N. Club à cette époque. Émile Martel s’empressa de remédier à la situation, en commençant par m’inviter à en devenir membre, puis en m’expliquant en quoi consistait ce club parmi les plus anciens et nobles de la planète. Le P.E.N. Club, communément appelé P.E.N. international, est une association mondiale d’écrivains, qui rassemble aujourd’hui des poètes, des romanciers, des essayistes, des historiens, des auteurs dramatiques, des critiques, des traducteurs, des rédacteurs, des journalistes et des scénaristes qui partagent tous le même intérêt pour le métier et l’art de l’écriture, et le même engagement en faveur de la liberté de s’exprimer par le mot écrit.
L’acronyme « P.E.N. » est dérivé du mot anglais désignant une plume, dont les trois lettres représentent également les mots « poets », « essayists » et « novelists ». À noter qu’au Québec, comme en France, si PEN est devenu P.E.N., c’est surtout pour éviter qu’il soit associé d’une manière ou d’une autre à la triste famille Le Pen, d’expliquer Émile Martel.
Fondé à Londres en 1921 par la romancière Catherine Amy Dawson Scott, P.E.N. œuvre sur les cinq continents, grâce à 145 centres, présents dans plus de 100 pays. Il se consacre d’abord à la défense des écrivains opprimés partout dans le monde, mais sa mission ratisse plus large : il organise des campagnes de sensibilisation sur des cas particuliers, coordonne des missions dans des pays où une situation exige une action d’éclat, se battant par exemple contre l’impunité dans les assassinats de journalistes au Mexique ou au Honduras. Certains centres organisent par ailleurs des campagnes d’alphabétisation, des mentorats auprès de jeunes écrivains, des résidences d’écrivains, des collectes de fonds visant à créer des bourses d’écriture ou encore des partenariats régionaux entre centres. Au Québec, notamment, P.E.N. travaille étroitement avec des organismes comme Amnistie internationale dans des causes comme celle de l’écrivain saoudien Raif Badawi.
Parmi ses premiers membres, notons Joseph Conrad, D. H. Lawrence, George Bernard Shaw. Plus récemment, l’écrivain d’origine indienne Salman Rushdie a permis de faire connaître davantage P.E.N. et la cause qu’il défend. Au Canada, des figures bien connues en ont fait partie, tant francophones (Victor Barbeau, Gabrielle Roy, Thérèse Casgrain, Robert Choquette, Pierre Elliott Trudeau, Jean Éthier-Blais, Alice Parizeau), qu’anglophones (Lawrence Lande, Frank Scott, Hugh MacLennan, Edgar Cohen, Margaret Atwood). L’essayiste canadien John Ralston Saul en a été le président international jusqu’au dernier congrès mondial, qui s’est tenu à Québec en octobre 2015, et où l’écrivaine mexicaine d’origine étatsunienne Jennifer Clement a été élue nouvelle présidente.
Apolitique, décentralisée, engagée
Il est important de préciser que P.E.N. est une organisation apolitique, non gouvernementale et très décentralisée, dirigée notamment par une assemblée composée des délégués issus de chaque centre, qui en élisent les officiers et le comité exécutif. Il détient un statut consultatif à l’ONU et entretient une relation officielle avec l’UNESCO. Il est composé de quatre comités : le comité des écrivains pour la paix, le comité des écrivains en prison, le comité des femmes écrivains et le comité de la traduction et des droits linguistiques. C’est dans le cadre de ce dernier que s’est élaboré ce qui allait devenir la « Déclaration de Québec sur la traduction littéraire, les traductrices et les traducteurs ».
Reprenant les idées qu’Émile Martel avait jetées sur le papier de façon un peu éparse, mais diablement poétique, j’ai d’abord rédigé une première version – longuette, répétitive, mais qui reprenait en gros les grands enjeux de la traduction, comme on les perçoit aujourd’hui dans les instances vouées à la défense des traducteurs, telle l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, ou dans les universités : droits, visibilité, reconnaissance, créativité. Cette première version de la Déclaration allait ensuite être soumise à différents collègues : Esther Allen de l’Université Columbia, Fabio Scotto de l’Université de Bergame, Hugh Hazelton de l’Université Concordia et, de cette même université, Sherry Simon, cette dernière étant par ailleurs la traductrice en anglais du texte. La Déclaration allait ainsi faire de nombreux allers-retours, toujours sous l’œil vigilant d’Émile Martel, avant d’être présentée aux différents centres, puis d’être discutée à Barcelone lors de la rencontre annuelle du comité de la traduction et des droits linguistiques, et enfin d’être adoptée à l’assemble générale de P.E.N. international lors du congrès de Québec en octobre 2015.
Lorsque je me suis présenté à la rencontre du comité de la traduction et des droits linguistiques, à Barcelone, en avril 2015, le texte avait ainsi connu de nombreuses modifications, fruit des interventions de dizaines de personnes un peu partout dans le monde. Mais cela n’était rien au regard de ce qui s’en venait… Le comité est un condensé du P.E.N. à tous égards, notamment celui de la discussion, qui fut pour le moins intense.
En quoi la traduction permet-elle d’aspirer à l’universel ?
Est-elle vraiment un vecteur privilégié du dialogue entre les cultures ? Pourquoi favoriser les groupes dits marginalisés ? Et une langue minoritaire est-elle nécessairement « less powerful » (car nous devions travailler en même temps avec les trois langues officielles de l’organisation : le français, l’anglais et l’espagnol) ? Des heures de plaisir. Qui auront toutefois permis d’en venir à une version beaucoup plus solide, synthétique et percutante. Même si dans le délestage, l’idée des langues minoritaires dut finalement être abandonnée, faute de consensus.
Comme me le fit remarquer à Barcelone un philosophe goguenard, par ailleurs président de l’Internationale de l’espéranto : avant de réinventer la roue, il conviendrait de consulter quelques documents antérieurs. Ce que nous fîmes illico. Notamment : la « Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » (1886-1979), la « Convention universelle sur le droit d’auteur » (1952) et la « Recommandation sur la protection juridique des traducteurs et des traductions et sur les moyens pratiques d’améliorer la condition des traducteurs » (1976). Ces documents, plutôt longs et généraux, et n’offrant guère la perspective de P.E.N., auront toutefois permis d’huiler davantage notre Déclaration, pour la rendre encore plus pertinente et l’inscrire dans la lignée de ces textes, dont elle allait contribuer à actualiser les principes et les objectifs.
C’est également à Barcelone que fut décidé, après moult discussions, qu’il s’agirait ici de traduction « littéraire » particulièrement, ce qui n’était pas le cas dans les premières versions. Quant à la féminisation, également objet d’amples débats, il fut convenu que le texte serait entièrement féminisé, cela au grand dam des féministes catalanes, qui semblent être passées à autre chose en cette matière, estimant même que la féminisation est rétrograde et ne sert en rien la cause des femmes – comme quoi il est bon de voyager et de remettre en question certaines idées reçues. Si les Catalanes n’auront finalement pas eu gain de cause, la discussion mériterait d’être reprise dans nombre de départements d’études féministes.
Autre sujet polémique : l’aspiration à l’universel. Comme mentionné plus haut, cela posait problème à certains sur le plan philosophique, mais restait indispensable pour d’autres. La démocratie, valeur emblématique de P.E.N., allait l’emporter, et il serait fait mention de l’universel dans la Déclaration. L’idée des langues incomplètes m’était particulièrement chère, mais il fallut batailler ferme. L’important ici était de voir la traduction non comme un mal nécessaire, mais comme une façon d’aller plus loin dans l’exploration d’un texte, comme le suggère Walter Benjamin. Débat houleux, l’idée frôla le déboulonnement, mais la majorité l’appuiera finalement de façon – presque – unanime.
Quant au titre, source d’une longue discussion également, il sera rédigé de façon à ce qu’on puisse laisser tomber graduellement les derniers points, pour en rester finalement avec l’essentiel : la « Déclaration de Québec sur la traduction ».
Quelques mois plus tard, en octobre, la Déclaration allait être adoptée au congrès de Québec. Mais le jour avant la grand-messe de l’assemblée générale, il allait falloir en discuter lors de la rencontre du comité de la traduction et des droits linguistiques, dont les membres réunis à Québec n’étaient pas nécessairement les mêmes que ceux qui s’étaient retrouvés à Barcelone. Autre débat houleux en perspective, qu’on me demanda d’animer, tout en me prévenant qu’à ce stade il ne restait guère de temps pour des modifications substantielles, surtout que le processus de traduction de la Déclaration dans une quarantaine de langues était déjà entamé. Quadrature du cercle : débattre, mais pas trop ; ouvrir le texte à des interventions nouvelles, mais essentiellement cosmétiques. Quelques modifications plus tard, vite traduites dans les autres langues officielles du P.E.N., le texte pouvait être soumis à l’assemblée générale.
La Déclaration allait être adoptée, à l’unanimité, le 15 octobre 2015. Les versions française, anglaise et espagnole, désormais officielles, ne peuvent plus être modifiées. Le processus de traduction dans les autres langues est maintenant en cours.
Voici la version française :
Déclaration de Québec sur la traduction littéraire, les traductrices et les traducteurs
1. La traduction littéraire est un art de passion. Porteuse de valeurs d’ouverture, elle permet d’aspirer à l’universel et elle est le vecteur privilégié du dialogue entre les cultures. Elle est un gage de paix et de liberté, ainsi qu’un rempart contre l’injustice, l’intolérance et la censure.
2. Les cultures ne sont pas égales devant la traduction. Certaines traduisent par choix, d’autres par obligation. La traduction va de pair avec la défense des langues et des cultures.
3. Les traductrices et les traducteurs, respectueux des auteurs et des œuvres originales, ne cherchent toutefois pas qu’à reproduire un texte : à titre de créateurs de plein droit, ils le prolongent, le font avancer. Plus que des messagers, ils portent la voix des autres, sans pour autant perdre la leur. Défenseurs de la diversité linguistique et culturelle, ils s’engagent notamment auprès des auteurs de l’ombre, des styles et des groupes marginalisés.
4. Les droits des traductrices et des traducteurs doivent être protégés. Les instances gouvernementales, les maisons d’édition, les médias et les employeurs doivent reconnaître et nommer clairement les traductrices et les traducteurs, respecter leur statut et leurs besoins, leur assurer une juste rémunération et des conditions de travail dignes ; et ce, quel que soit le support utilisé – papier, numérique, audio, vidéo.
5. L’intégrité physique et la liberté d’expression des traductrices et des traducteurs doivent en tout temps être assurées.
6. En tant qu’auteurs de création dotés d’un savoir-faire qui les distingue, les traductrices et les traducteurs doivent être respectés et consultés pour toute question relative à leur travail. Les traductions appartiennent à celles et à ceux qui en sont les auteurs.