Malgré les mérites de Louis Dantin et l’attention que lui portent depuis longtemps quelques analystes de renom, le Québec ignore presque tout de ce personnage qui a marqué plusieurs facettes de notre vie littéraire. Essayons d’évaluer l’ampleur et la diversité de cette influence.
Poète sous surveillance
Entré sur un coup de tête chez les Pères du Saint-Sacrement (PSS) de Belgique au terme d’un périple européen, Eugène Seers fut vite mal à l’aise en religion. Famille et communauté conjuguèrent leurs forces pour l’empêcher de rompre ses vœux avec fracas. De retour au Québec après quelques années équivoques en communauté, il travailla à l’imprimerie de la communauté sans responsabilité pastorale. De l’imprimerie à l’écriture, il n’y avait qu’un pas : le père Seers créa pour les PSS une revue dont il remplit les pages presque à lui seul en utilisant une batterie de pseudonymes. Il regroupera plus tard sous le titre du Coffret de Crusoé (Albert Lévesque, 1932) quelques-uns des poèmes élaborés dans cette demi-pénombre ou au cours de son exil aux États-Unis : « Tout être déchiré rayonne en son lambeau ; / Toute corruption élabore une sève ; / Dans le cerveau meurtri le chef-d’œuvre s’achève / Et dans les nuits du cœur l’incendie est flambeau ».
Rejeté par sa famille, sans foi, Seers, devenu Dantin, vécut à Boston de 1903 à sa mort en 1945. Il commit des poèmes au fil de l’inspiration et des occasions, mais il se heurta à la frilosité des éditeurs québécois à la merci d’un ukase épiscopal fatal à la diffusion. Verdict flou sur son bilan poétique.
Place à la critique
L’imposante Correspondance entre Dantin et Alfred DesRochers1 (229 lettres rassemblées par Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier) s’ouvre sur un mot du cadet2 : « Grâce à une indiscrétion […], j’ai appris votre adresse et je me permets de vous adresser une plaquette que je viens de lancer ». Le critique renaît.
Le travail de critique de Dantin est mieux connu que sa poésie. Les éditions Albert Lévesque, maison aux audaces calculées, feront paraître Gloses critiques (1931), Gloses critiques, 2e série (1935), Poètes de l’Amérique française (1928), Poètes de l’Amérique française, 2e série (1934)…
Deux éléments frappent dans le retour de Dantin dans l’actualité littéraire après un long silence : d’une part, le respect qui entoure toujours Dantin depuis sa préface aux poèmes de Nelligan (1902) ; d’autre part, la coïncidence (?) entre la résurrection de Dantin et sa jeune relation avec DesRochers. Pourquoi ce persistant respect pour un Dantin absent ? Dans Émile Nelligan et son œuvre (PUM, édition critique, 1997), Réjean Robidoux décrit les divers rôles assumés par Dantin à l’époque : « Achèvement et publication dans Les Débats, en sept tranches hebdomadaires, du 17 août au 28 septembre, de l’article tout de suite fameux de Louis Dantin, ‘Émile Nelligan’, que le critique recomposera aussitôt en manière de préface au recueil dont il assure aussi la fabrication matérielle ». Quant au deuxième aspect étonnant de la rentrée de Dantin, il pointe vers DesRochers : à l’emploi de La Tribune de Sherbrooke, celui-ci fut, avec générosité, le démarcheur efficace de Dantin. Parler d’émulation littéraire entre les deux hommes, comme le fait la Correspondance, ne se justifie que dans cette optique : Dantin guide DesRochers dans son travail littéraire, DesRochers guide Dantin dans les dédales de l’édition, de la censure cléricale et de la mise en marché.
Il est à peine excessif de voir en Dantin un rénovateur de la critique littéraire. Jusqu’à son arrivée, elle somnolait comme chez Camille Roy ou crucifiait comme continueront à le faire Grignon ou Asselin ; avec Dantin, elle analyse, explique, entrevoit le potentiel tout en débridant les enflures. L’auteur qui sollicite une critique signée Dantin sait ce qui l’attend : la Vérité. Les choses se compliqueront quand même lorsque Dantin sera appelé, souvent par l’amitié, à commenter (annoter ?) les manuscrits avant leur publication. À cet égard, Nelligan et DesRochers constituent des cas complexes.
Toujours maître des novices ?
Le naufragé du Vaisseau d’or3 fait sursauter. Minutieusement établie par Yvette Francoli (à qui l’on doit aussi l’édition critique des Essais critiques I et II de Louis Dantin, PUM, 2002), cette biographie mentionne, à la date du 22 octobre 1890, que « Le Père Seers est nommé maître des novices du couvent de Bruxelles ». Le nouveau responsable de la formation spirituelle des futurs prêtres de l’ordre n’aura 25 ans qu’un mois après sa nomination ! Que 25 ans pour une tâche requérant tact, doigté, maturité, clairvoyance, expérience de la vie ! Quatre ans plus tard, « il donne sa démission en séance de conseil ». De ce pari perdu des PSS, concluons ceci : le jeune homme devait déjà révéler une rare capacité d’écoute, de respect, d’empathie. D’où la question : Dantin, mis en présence de jeunes talents comme Nelligan ou DesRochers, a-t-il exercé une influence semblable à celle qu’on attend (ou qu’on redoute) d’un maître des novices ? Poussait-il le soutien jusqu’à phagocyter l’écrivain novice ?
Cette polémique à propos de la paternité réelle de Nelligan sur ses poèmes perdure. Robidoux opte pour la réserve : « La part essentielle de Dantin dans la création de Nelligan, indéniable mais impossible à démontrer, ne se situe pas au stade de la préparation immédiate du livre, mais dans les années antérieures, en ce temps fébrile où Nelligan composait ses poèmes. Quel qu’ait pu être l’apport de Dantin, il a été alors assimilé par Nelligan, intégré par imprégnation à sa propre substance et à ses manuscrits ». Dans sa remarquable biographie de Dantin, Yvette Francoli adopte un autre ton. Non seulement elle ne retient pas le point de vue de Luc Lacourcière qui voit en Dantin un « maître d’école qui prête des livres à Nelligan et le fait travailler sur des sujets précis », mais elle penche vers le verdict de Claude-Henri Grignon. Or, Grignon, toujours matamore, tranche la question à partir des confidences d’Olivar Asselin : « Les plus beaux vers de Nelligan ne sont pas de lui », avant d’ajouter, perfide et cruel, qu’ils proviennent d’un être de vilaines mœurs. Conclusion d’Yvette Francoli : « Autant dire que cette œuvre, qu’il a nourrie de sa propre chair – comme le pélican, son emblème personnel – est bien plus la sienne que celle de son jeune disciple ». Bien sûr, on a invoqué à l’encontre de cette substitution les dénégations de Dantin lui-même : c’est tout juste, clame-t-il, s’il a ajouté quelques virgules ici et là… À l’évidence, Dantin plaidant contre lui-même ne dissipe pas le doute. Sa vingtaine de pseudonymes témoigne, dira-t-on, de son goût de l’ombre : il veut le silence autour de son incursion en zone cléricale, la pénombre à propos de ses amours… Pédagogue dans l’âme, dira-t-on encore, il se réjouit des succès de ses novices plus que des siens. Pour ces motifs, conclut-on, il vantera le génie de Nelligan et ne lui disputera même pas le segment de son auréole qu’il pourrait revendiquer. Et revient la différence d’âge : Dantin naît en 1865, Nelligan en 1879. À leur première rencontre, en 1897, le plus âgé est déjà lourd d’expériences et de plaies, le plus jeune est à peine… un novice.
DesRochers aussi ?
Les différences entre Nelligan et DesRochers sont si accusées qu’on hésite à imputer au fringant poète d’À l’ombre de l’Orford une perméabilité comparable à celle de Nelligan. Et pourtant ! Lisons la lettre 164 de la Correspondance entre Dantin et DesRochers (12 septembre 1932) où se présente, net et répétitif, l’aveu de DesRochers : « J’ai même copié les passages plus personnels où vous faisiez la critique de mes vers. Je crois que ce genre de critique est le seul qui soit actif. La critique littéraire est un peu, même beaucoup, à mon sens, de l’enseignement destiné aux futurs écrivains qu’aux auteurs et aux lecteurs éventuels de l’heure présente ». Comment adopter plus clairement la posture du disciple ?
À l’examen, on trouvera, entre DesRochers et Nelligan, plus de similitudes que prévu. La différence d’âge est, ici encore, écrasante. Le manque de formation est le même : Nelligan n’a ni étudié ni lu ; DesRochers s’est satisfait des trois premières années du cours classique. Dantin est docteur en philosophie. Lors du premier contact entre Dantin et DesRochers (1928), le poète de Sherbrooke avait lui aussi peu de lauriers à afficher. À l’ombre de l’Orford (1930) suit l’appel à Dantin. Paragraphes (1931) manifeste chez DesRochers le désir de tâter lui aussi de la critique. Mimétisme admiratif ne signifie pas imitation servile, mais notons que DesRochers, primesautier et combatif, se révèle d’une extrême plasticité dès que Dantin fronce le sourcil. Lui, qui respectait les interdictions de l’Index, il endosse le socialisme de Dantin alors que le Vatican interdit cette option aux catholiques. Lui qui se proposait une poésie hermétique, il freine de tous ses fers quand Dantin lui signale la stérilité de cette veine. Le magistère de Dantin s’éloigne ici de la stylistique, mais le maître des novices conserve son aura.
D’ailleurs, Dantin aurait-il trop aidé ses novices qu’il les aurait respectés mieux que certains éditeurs. Ainsi, la collection du « Nénuphar », publiant DesRochers en 1948, imposait ses tris : « La présente édition […] remplace l’Offrande aux vierges folles, d’une inspiration plus fermée, par treize nouveaux poèmes du Cycle du village… » En 1952, la même collection publiait les Poésies complètes de Nelligan en escamotant la préface par laquelle Dantin auréolait l’auteur du « Vaisseau d’or ».
Trop aider est peut-être plus élégant que bousculer.
* Louis Dantin (Eugène Seers) vers 1938-1939.
1. Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, Une émulation littéraire (1928-1939), Fides, Montréal, 2013, 574 p. ; 39,95 $.
2. Alfred DesRochers (1901-1978). Il est le père de l’auteure, actrice et humoriste Clémence DesRochers.
3. Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, Les vies secrètes de Louis Dantin, Del Busso, Montréal, 2013, 456 p. ; 34,95 $.
EXTRAITS
C’était en quelque sorte leur revanche à tous deux. Nul doute aussi que Dantin se réjouissait à l’idée que « cette ébauche de génie », qu’il avait nourrie de sa propre chair, resterait pour la postérité l’un des plus beaux fleurons de la poésie québécoise, et contribuerait à leur gloire mutuelle, pour reprendre les mots de son confrère le père Boismenu.
Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, p. 431.
« Il doit être bien entendu que vous ne devez pas répandre la notice sur le père Seers, ni sur aucun des religieux sortis. Le Conseil Général a observé que cela n’était pas opportun. Quand on est sorti, on est séparé, et c’est fini », écrivait le 20 décembre 1929, le père archiviste de Rome à son confrère de Bruxelles. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, la consultation de ses dossiers personnels n’est pas autorisée, ce que certains pères jugent regrettable.
Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, p. 132.
Certes, il avait retrouvé sa liberté, mais au prix de sa sécurité matérielle et de son bien-être. Le brillant intellectuel était devenu « un ouvrier, un de la grande famille du peuple ». Il travaille six jours par semaine, de huit heures du matin à six heures du soir, comme typographe à la compagnie Caustic and Claflin, et gagne dix-sept dollars par semaine…
Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, p. 254.
C’est lorsqu’elle met l’accent sur les différences entre Dantin et DesRochers que l’étude d’Annette Hayward est particulièrement éclairante pour nous. Elle identifie quatre lieux de différends : la religion, le socialisme, le canadianisme intégral et la conception de la poésie.
Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, p. 44.
Quand je [écrit DesRochers] vous soumets des vers, au nom du ciel, soyez sévère ! Ne résistez jamais à la tentation d’inscrire des commentaires en marge. Il n’y a rien que j’aime autant. Je me rends compte parfaitement que vous en savez bien plus long que moi en esthétique, et j’aimerais être un élève pas trop pire…
Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, lettre 70, p. 243.