FINALISTE AUX PRIX DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL 2015
Tendance momentanée ou simple coïncidence ? Depuis quelques années, des romancières d’ici ou d’ailleurs ont investi un genre pourtant enclin à exalter la virilité : le western.
Marquées par les romans de Cormac McCarthy et les films de Sergio Leone, elles ont signé des œuvres qui sont de purs joyaux littéraires : pensons à Sauvages de Melanie Wallace, La veuve de Gil Adamson, La tendresse des loups de Stef Penney, Griffintown de Marie Hélène Poitras ou Faillir être flingué de Céline Minard. Le premier roman de Dominique Scali, journaliste au Journal de Montréal, s’insère plus qu’honorablement dans cette catégorie.
L’étrange prédicateur qui ne prêchait pas
Dans À la recherche de New Babylon1, Scali transporte le lecteur à Paria, aux confins de l’Arizona, en mai 1881. Un soir, à la brunante, les fils Sevener découvrent un homme en redingote noire gisant près de la route, le visage enfoncé dans la poussière. À la place des mains, il a deux moignons cautérisés. Ils le ramènent au ranch familial, où l’on prend soin de lui. Il s’agit du Révérend Aaron. S’il garde sa bible ouverte sur ses genoux, il ne se comporte pas en prédicateur, ne sermonnant personne et préférant rester muet lors du bénédicité. Il parle très peu et quand il le fait, il tient des propos si mystérieux que la petite Astrid en vient à croire qu’il est fou. Le Matador lui a pris ses mains… Si New Babylon avait existé, il les aurait encore… Ses hôtes commencent à se méfier. Le père Sevener lui offre de le conduire où il voudra. « Dans un endroit où il y a un grand bordel avec plein de prostituées », répond-il. On sent que ce prédicateur manchot cache un passé sordide. Et ce n’est que le prologue. L’histoire du Révérend s’éclaircira peu à peu dans les quelque quatre cents pages qui suivent, où l’on verra son parcours se confondre avec celui de trois personnages en quête d’un inatteignable destin.
Trois perdants magnifiques
Pendant quelques années, le Révérend – faux homme d’église mais vrai écrivain – a marché dans l’ombre de trois personnages afin de transcrire leur histoire et de capturer le mythe que chacun a presque fait naître. Car telle est la fonction du Far West pour Scali et pour l’ensemble de ses prédécesseurs romanciers ou cinéastes : permettre à l’individu de créer sa propre légende, d’éprouver sa valeur, de « choisir son arène ». La première figure du trio s’appelle Charles Teasdale, pyromane-boxeur capable de rester endormi au milieu d’une fusillade et qui a en outre échappé dix fois à la pendaison. Il y a ensuite Pearl Guthrie, une jeune fille originaire de Shawneetown, une ville sans hommes depuis que la ruée vers l’or en a chassé la plupart et que la guerre civile a fauché les autres (dont le père et les frères de Pearl). Son rêve de trouver le bon mari l’amène à prendre le large avec pour toute richesse une pépite d’or. Chemin faisant, elle rencontre la dernière figure du trio : William Tattenbaum, alias Russian Bill, le soi-disant fils d’une comtesse russe qui a préféré quitter le pays des tsars pour partir à l’aventure dans l’Ouest américain. Bill et Pearl simuleront une trentaine de mariages afin de percevoir la prime que plusieurs villes naissantes offrent aux nouveaux époux.
Un eldorado pour desperados
À côté de ces villes naissantes il y a celle, éponyme, que Russian Bill tente sans succès de fonder. New Babylon correspond chez lui à un vieux rêve : elle ressemblera à beaucoup d’autres villes, « sauf que les duels y seront permis et qu’elle ne pourra jamais être pacifiée, ce sera inscrit dans sa Constitution. Il n’y aura pas d’autre loi que celle interdisant les hommes de loi. Ce sera un endroit dangereux où, enfin, chacun connaîtra sa vraie valeur. Là où on aura constamment le souffle coupé, parfois à cause des paysages, d’autres fois parce qu’on se sera fait trancher la gorge2 ». New Babylon, on l’aura compris, désigne non seulement un eldorado pour desperados, mais un concentré de cette vie sauvage qui donne aux westerns leur pittoresque et leur attrait. En ce sens, même si la conquête de l’Ouest est bornée au XIXe siècle, la cartographie du Far West n’a pas fini de s’étendre dans l’imaginaire. Ce dont on ne saurait que se réjouir lorsqu’il en résulte un livre comme celui de Dominique Scali.
Un récit joliment ficelé
Pourtant, le Far West de Scali reste assez conventionnel avec ses déserts et ses ranchs, ses bordels et ses tavernes. Hormis les protagonistes, qui sont franchement originaux, Scali ne déploie pas des trésors d’imagination dans sa représentation du décor. L’accumulation des lieux parcourus, plutôt que la saisie patiente de chacun d’eux, fait rêver : Bullionville, Panamint, Potosí, San Francisco, Eureka, Aurora, Cherry Creek, Virginia City, Carson City, Eldorado Canyon, Hossefross, Hamilton, Prescott, Greaterville, Pioche, pour ne citer que les quinze premiers. Les vraies qualités du livre se situent moins dans l’art de la description que dans celui de la composition. Scali a divisé son histoire en quatre carnets et construit sa chronologie en zigzag, si bien que son livre se lit au rythme d’une chevauchée. Pour un premier roman, elle fait montre d’une étonnante maîtrise des ficelles du récit. Il y a tout de même une ombre au tableau : l’un des personnages les plus fascinants, le Matador – toréador reconverti en chasseur de primes – a été étrangement sous-exploité. Cette réserve exceptée, À la recherche de New Babylon reste un récit joliment ficelé et plein de surprises, telle l’apparition en fin de volume de nul autre que Buffalo Bill.
* Photo : ©Sophie Gagnon-Bergeron
1. Dominique Scali, À la recherche de New Babylon, La Peuplade, Chicoutimi, 2015, 452 p. ; 27,95 $.
2. À la recherche de New Babylon, p. 257.
EXTRAITS
Au nord des Vermilion Cliffs, il n’y avait pas de loups, mais il y avait des Navajos et des mormons. Il n’y avait pas de forêt où les animaux pouvaient se cacher, mais il y avait des roches rouges millénaires en forme de statues. Derrière les aspérités, la menace ne pouvait être qu’humaine.
p. 9
Personne ne pouvait dire avec exactitude où se terminait l’Est et où commençait l’Ouest. Cinquante ans plus tôt, la rivière Mississippi servait de limite séparant la civilisation des terres sauvages, mais il y avait longtemps que cette frontière avait été franchie. Pour le Révérend Aaron, l’Ouest commençait sur le pont de la rivière Sweetwater, où il avait un jour remarqué que les cours d’eau coulaient tous en direction du Pacifique. Pour la plupart des gens à qui Pearl posa la question, l’Est se terminait à Kansas City.
p. 195
Quiconque n’avait jamais assisté à une corrida ne pouvait prétendre savoir ce qu’était la beauté. Avec ses façades aux couleurs vives, ses rues d’une symétrie parfaite et ses arches luxuriantes de plantes exotiques et de fleurs, la cité de Mexico était d’une splendeur à faire pleurer. Mais cette majesté n’avait aucune valeur, car plus on la regardait, moins on la voyait. La vraie beauté résidait dans ce qui s’apprêtait à disparaître. Ainsi, dans un octogone de sable encore plus aride que les déserts naturels, la mise à mort de l’animal était rejouée chaque dimanche pour les spectateurs qui tentaient de revivre l’émotion de la première fois.
p. 370