Je l’avoue d’emblée : je ne connaissais rien de l’œuvre de Vassilis Alexakis avant d’ouvrir La clarinette. S’il m’a pris l’envie d’en poursuivre la lecture, c’est d’abord à cause de sa musique. Une musique simple, dénuée d’artifice, mais singulière. On dirait qu’on y entend parfois l’écho d’une autre langue, le grec que parlait le jeune Vassilis avant d’arriver en France, à dix-sept ans.
Après trois ans passés à Lille pour étudier le journalisme, Vassilis Alexakis est retourné en Grèce durant quelques années, jusqu’au coup d’État militaire, en 1967. Il s’installe alors définitivement à Paris. C’est là qu’il publiera ses premiers livres. En français. Il s’y mariera, aura des enfants. Vieillira.
Dans son dernier ouvrage, Vassilis Alexakis porte son regard sur ces années parisiennes – presque 50 ans – pour en faire le bilan, et peut-être leur dire adieu. Car Paris, maintenant, le laisse indifférent. L’a-t-il jamais vraiment regardé, aimé ? « Je quitterai finalement une ville que je ne connais pas. » Son meilleur ami et éditeur vient de mourir du cancer. Et il a commencé à se détacher de la langue française : il ne se souvient plus du mot clarinette. Ce livre aurait d’ailleurs dû être écrit en grec, d’autant plus que l’auteur projetait de parler de la crise qui frappe son pays d’origine. Mais la mort de l’ami qu’il prend à témoin tout au long du livre le pousse à s’exprimer en français. Comme si cet ami, quelque part dans le ciel, ou promenant son fantôme auprès de lui, n’eût pu comprendre autrement ses confidences. La clarinette devient alors un hommage au disparu, auquel s’amalgame une réflexion personnelle sur l’état de la Grèce aujourd’hui : « Par moments les deux drames, le tien et celui de la Grèce, ne faisaient qu’un dans mon esprit : ta chambre à l’hôpital Saint-Joseph était une cellule de prison où on avait enfermé mon pays pour cause de dettes ».
Pendant la maladie de son ami et après son décès, Alexakis effectuera de courts séjours dans son pays. Ce qu’il verra et entendra ne manquera pas de choquer l’humaniste en lui. Des immigrés y sont persécutés au su de l’Europe, et même : « Bruxelles n’ignore pas que les droits des immigrés sont bafoués en Grèce, mais elle fait comme si elle ne le savait pas, puisqu’elle finance ces casernes », ces caves, des « tombeaux » où l’on entasse les gens « dans une nuit perpétuelle ». Et cela avait commencé avant la crise de la dette publique, qui a éclaté en 2009, et les mesures d’austérité qui ont suivi. Depuis qu’Aube dorée, parti politique d’extrême droite, a fait son entrée au Parlement, les choses n’ont fait que s’aggraver. On cherche des responsables à une pauvreté qui touche un individu sur trois et qui a mis à la rue nombre de Grecs. L’un des députés d’Aube dorée a menacé le maire d’Athènes avec un pistolet pour avoir interdit qu’on distribue de la nourriture uniquement aux Grecs. Un autre a fait irruption dans un hôpital pour vérifier que tous les malades et même le personnel avaient la nationalité grecque.
On y vivait si bien jadis… dans l’aveuglement et la corruption. « Il existe des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé de fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour pouvoir accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. »
Roman, est-il écrit sur la couverture du livre. Oui, pour les accents oniriques, fantastiques quand Alexakis converse avec ses morts, par exemple. L’écrivain a le don de faire surgir les éléments poétiques tapis sous la plate réalité, les coïncidences, les scènes quotidiennes qui frisent l’absurde. La clarinette est aussi (surtout) un récit hautement autobiographique sur l’énigme du retour, dirait-on pour reprendre un titre connu. On se demande cependant si un bilan donne le droit de tout dire. Que penser des nombreuses allusions aux livres précédents, aux prix reçus ou non, à ce colloque autour de l’œuvre de l’écrivain, à la traduction de ses romans – une dizaine de langues, c’est peu, écrit-il, si on considère le nombre de langues sur la planète ? Néanmoins, tout est narré avec beaucoup d’humilité. L’amour pour le pays et pour l’ami, la sollicitude à l’égard des sans-abri, la souffrance, en somme, rendent ce livre émouvant.
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