Bien avant de représenter l’auteur célébrissime, immortel, colossal… dantesque, Dante (prononcer à la française) a été une rue de mon enfance.
À cette époque, le quartier Villeray de Montréal, plutôt homogène, avait des îlots aux sonorités italiennes où l’expression « barrière de la langue » prenait tout son sens. Quelques mots de ce « charabia » suffisaient pour activer méfiance et préjugés, repli, contournement, bravades et défis. Pourtant, si les francophones et les italophones vivaient dans des mondes à part, ils partageaient malgré tout des espaces communs – si on peut qualifier d’espaces les coude à coude résignés dans les autobus bondés. Dès que j’ai eu l’âge de m’éloigner de la maison pour la peine, j’ai aimé d’emblée ces zones incongrues, avec leurs commerces dans lesquels je n’aurais jamais osé entrer et leurs trottoirs animés où les hommes palabraient en gesticulant abondamment et où les garçons sifflaient et disaient des gros mots – j’ai toujours su que c’étaient des gros mots, même si les syllabes se chevauchaient en un tout incompréhensible. Les femmes, ensachées dans des robes noires d’une autre époque, ne faisaient souvent que passer, tête baissée, comme si elles aussi craignaient les cafés et les trottoirs. Au grand étonnement des francophones de souche, « ils » faisaient pousser des tomates, des vignes, de l’ail et des légumes inconnus, comme l’aubergine ou la courgette, dans leurs minuscules cours arrière comprimées par une ruelle. En pleine ville ! Alors que nos parents s’étaient échinés pour expulser la campagne de leurs gènes, « eux » tentaient de perpétuer le souvenir de leur jardin perdu, un jardin aux couleurs de leur gastronomie migrante. On disait même que certains fabriquaient leur propre vin et qu’ils utilisaient l’huile d’olive comme de l’eau ! Nous étions à une bonne décennie du risotto alla milanese, de l’osso buco, de l’espresso ristretto, la pizza et le spaghetti venant à peine de faire leur entrée dans le répertoire alimentaire québécois. Malgré tout, ces zones ennemies, où il fallait parfois s’aventurer pour s’éviter de longs détours, symbolisaient l’ailleurs, l’invitation au voyage et le rêve d’une Méditerranée aux parfums envoûtants. En contrepartie, on pouvait déceler les premiers signes d’intégration chez cette population vivant son rêve américain dans un quartier populaire montréalais : « ils » mangeaient des hot dogs en buvant du Coke et on reconnaissait parfois des « maudite marde » dans des phrases en italien. Symbole d’une symbiose réussie, la rue Dante est devenue avec les années un passage obligé pour les foodies, grâce à sa quincaillerie, ses restaurants et ses traiteurs, si bien qu’on va chez Dante comme chez des amis et sur Dante comme si on s’embarquait pour une brève traversée.
Je n’ai aucun souvenir du moment où Dante (Durante degli Alighieri, 1265–1321) est devenu un écrivain dans mon catalogue personnel, mais je crois qu’il m’est parvenu avec une partie de son pédigrée et de son aura : l’Italie, la fin du Moyen Âge, une représentation fantasmagorique de l’humanité dans une cosmologie trop déjantée pour être véritablement chrétienne. Dans mon esprit, ce n’était pas la démesure de Rabelais ni le monde fantastique de Tolkien, et encore moins les grandes épopées homériques ou les chansons de geste ; rien en fait qui aurait pu faire partie des lectures obligatoires des collèges même classiques. C’était la (di)vision d’un Occident enfermé dans ses péchés, son ignorance et son désir d’explosion ; les dernières frayeurs, imposées par un dieu impitoyable, d’un monde qui allait beaucoup changer. Une œuvre cryptique, ésotérique. C’était aussi le reliquat d’un étonnant raisonnement jailli d’un cerveau trouble (cynique, fanatique ou psychotique) : Dieu, le grand comique, menait inéluctablement ses troupes vers la géhenne. D’ailleurs, La divine comédie a si bien intégré L’Enfer que, 700 ans plus tard, l’une et l’autre se sont amalgamés – qui peut nommer, sans visiter Wikipédia, les deux autres parties du triptyque ? Pire, l’œuvre de Dante semble réduite à une formule, un aphorisme. Quand certains concluent leur discours sur un ton entendu : « C’est La divine comédie, que voulez-vous ! », il n’y a plus rien à rajouter. Ce seul titre écrase toute velléité de contredire ou d’argumenter, et j’acquiesce moi aussi pour ne pas risquer d’afficher mon inculture
Je ne peux en dire davantage, et surtout pas sur le plan littéraire. Non seulement je n’ai jamais lu Dante (phrase prétentieuse, comme si j’avais lu tout le reste. Que non ! Mais c’est souvent sans regret, sans remords), je n’ai même jamais feuilleté Dante. J’imagine une œuvre volumineuse, en vers, avec des enluminures dans le haut de la page ; avec une telle vision de la chose, je me compromets peu. Pour me rassurer, j’ai fait un sondage non représentatif auprès de mon entourage : bien que mes informateurs soient de grands lecteurs, certains en ont lu, au mieux, quelques extraits – parfois sous la contrainte. Alors, je peux l’avouer publiquement sans honte, ce qui est moins préjudiciable que d’avouer ne pas avoir lu Proust ou Hugo. Mais Dante me semble plus attirant que Zola ou Dickens, parce qu’il évoque l’enfer, le vrai, celui qui n’est pas sur terre et qui annonce le pire après la mort. L’antithèse du paradis, ses anges ou ses vierges. Alors oui, l’envie est grande de m’imprégner de ces mots qui décrivent l’indicible d’une humanité vouée à sa perte dans la souffrance la plus ignoble. Et si j’étais déçue ? Si ces mots, dont le déchiffrage est possiblement ardu, voire ennuyeux, détruisaient l’idée que je me fais de cette œuvre magistrale et de son auteur fou ? C’est sans doute une des raisons pour lesquelles, inconsciemment, lorsqu’il m’arrive de penser l’inscrire à mon agenda de lecture, l’idée s’envole aussitôt, remplacée par une autre proposition qui, elle, s’incruste. Car si je l’avais réellement voulu, j’aurais depuis longtemps accédé à La divine comédie. En tout ou en partie, empruntée, prise ou achetée, neuve ou usagée, en poche ou en dur, reliée, Pléiade ou écornée. Illustrée même. L’offre est généreuse. En fait, ce que je voudrais, c’est avoir déjà lu Dante. D’abord pour m’en faire une représentation concrète, puis pour pouvoir utiliser l’aphorisme lors des grands débats sur la misérable condition humaine.
Pourtant, Dante est souvent sur ma route, tant de rues, de places, d’édifices, en Italie ou ailleurs, portent son nom. Des toiles de maître aussi y font référence, illustrant la déchéance qui guette tous les humains et surtout les impies. Ainsi, le projet de m’y consacrer revient périodiquement. La dernière fois, c’était au musée du Prado à Madrid lorsqu’au détour, j’ai été happée par Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, jardin qui, dans sa lecture de gauche à droite, conduit à l’enfer. Bien sûr, je connaissais l’artiste grandiose, dont l’œuvre encore accessible se réduit à quelques tableaux répartis dans peu de musées, mais reproduits, détournés, trafiqués à l’infini. Cependant, de voir la luminosité de son Jardin, d’en saisir la puissance à travers des dizaines de détails incompréhensibles mais tellement évocateurs, m’a bouleversée. Foudroyée, tétanisée ! Puis réjouie, grâce à des personnages décontractés dans leur superbe nudité, des bêtes fabuleuses, des bidules et des machins qui contribuent à naturaliser les délices sans vergogne. Jusqu’à l’enfer, sans Lucifer et sans flammes, si peu terrifiant avec ses patentes et ses engins surréalistes et distrayants, comme si l’envers de l’éden se limitait aux couleurs sombres de la nuit et à la perte de l’innocence.
L’amalgame va de soi : Dante, les mots, Bosch les images. La divine comédie et Le Jardin des délices, deux représentations de l’enfer, dont l’une me convient mieux, je dois le reconnaître. Alors, parce que la vie est courte et que je crois que dans ce cas, et dans ce cas seulement, une image vaut un million de mots, j’inscris Madrid plutôt que la librairie du coin dans ma liste des voyages à faire pour atteindre l’enfer, en espérant revoir au moins une fois en vrai Le Jardin des délices de Jérôme Bosch.
