Avec seulement deux romans à son actif, Deni Béchard jouit d’une réputation d’écrivain établie et plus qu’enviable. Vandal Love ou Perdus en Amérique, sa saga transaméricaine, a remporté en 2007 le Prix du Commonwealth alors que Remèdes pour la faim, publié en 2013, s’est attiré une sympathie critique et publique unanime. On le savait également journaliste, globe-trotter et aventurier, ce que confirme Des bonobos et des hommes, traduction française d’Empty Hands, Open Arms, sorti aux États-Unis en 2013. Un ouvrage sur fond de militantisme écologique, à mi-chemin entre le récit de voyage, l’enquête ethnologique et la synthèse d’histoire politique.
Après des mois de recherches et de lectures portant sur les bonobos, ces singes partageant 98,6 % de leur ADN avec celui de l’être humain, à la suite de plusieurs conversations avec Sally Jewell Coxe, conservationniste au service de la Bonobo Conservation Initiative (BCI), Deni Béchard rejoint la forêt pluviale de la République démocratique du Congo (RDC) afin de vivre au quotidien l’expérience de la conservation. Des paysages lunaires de Goma en passant par les routes défoncées de Kinshasa – seconde mégapole la plus pauvre au monde après Dacca, Bangladesh –, le journaliste remonte le cours des villes jusqu’aux milieux isolés où se joue l’avenir d’une biodiversité unique sur la planète.
Les bonobos ne comptent plus guère qu’entre 5000 et 50 000 individus dans leurs rangs, chassés pour la consommation lors des famines occasionnées par les guerres et les déplacements massifs de populations. Leur situation offre une allégorie saisissante du traitement des Congolais durant la période coloniale, qui furent spoliés, réduits en esclavage et tués, pour les plus malheureux d’entre eux. De la même façon que les bonobos doivent s’acclimater de nouveau à la présence des Congolais, les Congolais, eux, affamés et traumatisés par la colonisation et les conflits récents qui en sont les lointaines répercussions, doivent refaire progressivement confiance aux Occidentaux.
Ces multiples parallèles motivent le regard interdisciplinaire de Béchard, qui vagabonde de leçons de biologie en rappels éclairants sur l’histoire politique congolaise, dominée par le pillage, la collusion et le vol érigé en système. Le dictateur Mobutu résume à lui seul la parfaite irrationalité des dirigeants du pays qui se sont succédé depuis Léopold II, lorsque sur les ondes de la radio nationale, il déclare : « Allez-y, volez, tant que vous ne prenez pas trop ». Sagesse dans la démesure que ne partage pas l’ambassadeur zaïrois au Japon, qui décide à la même époque de vendre rien de moins que l’ambassade elle-même et d’en empocher les profits.
On comprend dès lors un peu mieux ce qui pousse les habitants de la RDC à lever un regard suspicieux sur les entreprises d’aide et de développement en tout genre et pour quelles raisons la conservation environnementale ne peut faire l’économie d’une réelle entreprise d’écologie humaine. C’est d’ailleurs ce qui distingue la BCI de la plupart des ONG, qui s’allie les chefs locaux et prend soin de former les communautés aux méthodes de conservation afin de garantir la pérennité de leur système. Le portrait que dresse Béchard n’est pas pour autant que ravissement. Les problèmes de précarité des subventions et du sous-financement s’ajoutent à ceux causés par la compétition insensée pour le monopole de l’aide humanitaire que se livrent les multiples organismes à but « non lucratif ».
Béchard-romancier ne se cache jamais bien loin derrière Béchard-journaliste, qui collige et organise la masse de renseignements ; on le retrouve avec plaisir dans une description enveloppante de la canopée ou au détour d’une randonnée périlleuse sur une moto bancale et crachotante. À partir du récit de destins croisés qui œuvrent à une ambition commune, Deni Béchard réussit à déboulonner quelques mythes coloniaux tenaces, dont celui du cœur noir de l’Afrique diffusé par Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres, auquel répond explicitement le sous-titre de la traduction française. Ce que montrent à la fois les bonobos et les hommes de cet essai qui force l’admiration, c’est l’horizon utopique que doivent emprunter les voies renouvelées d’un vivre-ensemble : « Se libérer absolument de toute pensée ou tendance agressive, se concentrer sur l’amour ou la cohésion du groupe – et je ne parle pas de relations sexuelles, je parle d’amour – voilà la voie des bonobos. C’est un message que l’humanité doit s’efforcer de saisir », rappelle en dernière analyse Sue Savage-Rumbaugh, primatologue américaine. Derrière cette surprenante histoire de singes, c’est encore celle de l’homme qui s’écrit.
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