Cet album copieux et d’une élégance jouissive assume deux missions intimement reliées : celle de rendre hommage au scénographe Paul Bussières, décédé en 2008, et celle de relater la vie théâtrale de Québec et de sa région au cours du dernier demi-siècle. Du plein accomplissement de ces tâches résulte un instrument de grande portée pédagogique.
Maître et maîtrise
Comme le montre la première partie de Paul Bussières, scénographe, et la pratique théâtrale à Québec 1960-20081, rédigée sous la direction de Denis Denoncourt, le cheminement de Paul Bussières aura été atypique. À mi-chemin du cours classique, le jeune homme renonce aux carrières auxquelles cette filière donnait accès : il ne sera ni curé, ni avocat, ni médecin. Déception de la famille. Frustration aggravée par le choix que fait le jeune homme d’un travail au contenu nébuleux et aux promesses médiocres. Qu’il persévère dans son hérésie est déjà un exploit.
Il fera mieux encore. En effet, il obéira à une exigeante vision personnelle du métier de scénographe : il deviendra un créateur, un créateur de taille à dialoguer avec le metteur en scène, les comédiens, le texte et les lieux. Il ne sera pas un exécutant limité aux laconiques exigences des manuscrits : « Côté cour ceci. Côté jardin cela ». Il saura mesurer, dessiner, saisir la scène dans ses dimensions et ses limites, aller à la rencontre du metteur en scène, rendre décors et costumes propices au jeu des acteurs. Utopie ? Oui, puisqu’elle exige du scénographe la rigueur de l’ingénieur, la minutie de l’architecte, la culture de l’historien et du sociologue, l’entregent du diplomate, l’imagination ruisselante de l’amateur de déguisements. Bussières, disent ceux qui ont bénéficié de ses propositions, aura tenu ce défi impossible. S’il s’agissait du Marchand de Venise, il apportait à l’exécution de son mandat une image précise de la Sérénissime, l’art d’habiller Shylock en usurier de l’époque et de Saint-Marc, le costume travestissant l’amoureuse Portia en juge tranchant…
Bussières aura aussi l’intelligence et la générosité de songer à la relève : ses documents transmettent la genèse des divers décors et costumes. L’album témoigne bellement de ce sens de la continuité.
Par monts et par vaux
Présent dans toutes les avenues de la vie théâtrale de Québec, André Ricard en reconstitue avec son doigté inimitable la trajectoire. Le relevé, complet et évocateur, évite toute sécheresse grâce aux synthèses périodiques et à quelques reculs critiques éclairants. Inévitablement, les pièces se succèdent, les scènes s’ouvrent et cherchent leurs publics, les tendances se subdivisent, mais Ricard sait cerner les difficultés et les palliatifs inventés, la force et la caducité des tendances. Si, par exemple, une jeune génération de comédiens appartient à l’orbite de Mai 68, on doit s’attendre à ce qu’elle favorise l’improvisation, le travail collectif, le plaidoyer social et politique. Metteurs en scène et scénographes sembleront, pour un temps, quantité négligeable. « Le discours, bientôt devenu pressant, se cristallise dans l’invocation, perspective rassembleuse, d’un théâtre du peuple pour le peuple. » Puis, la saturation venant, les repères reprendront tout un segment du terrain perdu. Avec tact et lucidité, Ricard décante les propensions : l’une durera, l’autre laissera un sillage moins mousseux qu’à sa naissance. Les dates sont nettes et permettraient à un curieux déterminé d’identifier le ministre ou le maire, mais l’auteur évite la quête de scalps. Oui, il y a eu parfois méconnaissance des besoins, placage de solutions parachutées depuis Sirius, efforts alternés de regroupement forcé et d’incitations au voyage. On assistera même, au Théâtre de l’Estoc, « à des menées visant à obtenir son désistement, puis à des manœuvres de prises de contrôle du conseil d’administration », mais le milieu parvint, stoïque ou rusé, à préserver le feu sacré. Oui, Montréal a exercé son attrait aux dépens des scènes locales, mais les troupes n’ont guère cessé de naître, de s’entêter, de ressusciter. Oui, des vues divergentes se sont affrontées à propos des salles, mais « les metteurs en scène et les scénographes, quant à eux, ont appris à tirer le maximum de l’espace qui leur est assigné ». Tout est raconté sereinement, dans une langue magnifique, avec un souci patent d’équité et de reconnaissance. Un bel exemple de cette délicatesse : un salut au critique Jean St-Hilaire (Le Soleil) qui veilla sur le théâtre régional pendant des décennies.
Bilans et balise
André Ricard et Denis Denoncourt auront établi les bilans associés de Paul Bussières et du théâtre de la capitale. Du même coup, ils ont fiché en terre une balise pour la relève : un modèle de professionnalisme.
1. André Ricard et sous la dir. de Denis Denoncourt, Paul Bussières, scénographe, et la pratique théâtrale à Québec 1960-2008, Presses de l’Université Laval, Québec, 2013, 256 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Au long de ses sept premières années d’existence, la scène du Trident brille seule de son espèce. Ce n’est qu’en 1977 que va s’inscrire dans le paysage culturel de la ville une nouvelle formation prétendant au même public. Le Théâtre du Bois de Coulonge travaillera le même fonds culturel.
p. 81
La création collective avait dominé, une décennie durant, la jeune initiative théâtrale. Elle montrait, dès la fin des années 1970, ses limites sur le plan artistique, accusant sa difficulté à se renouveler tout autant qu’à survivre aux causes qu’elle servait et dont l’appareil politique semblait devoir la décharger.
p. 159
Comparée à la scène institutionnelle montréalaise, la québécoise est pourtant plus conservatrice dans l’ensemble. Les propositions audacieuses, les « relectures » chères aux metteurs en scène, n’y feront une timide apparition qu’au tournant de la décennie suivante.
p. 145
D’abord axé sur l’appréciation circonstanciée de la pièce et sur le langage scénique, le cursus, à l’Université Laval, s’ouvre graduellement aux fonctions de mise en forme du spectacle, puis, à partir surtout de la fin des années 1980, à l’usage des multiples techniques qui vont concourir à la représentation.
p. 125