Né à Anvers, dans une famille aisée, André Baillon (1875-1932) connaît très jeune des deuils successifs – son père, son frère aîné, sa mère – qui vont le conduire à une représentation de l’existence à la frontière de la réalité et du surréel, en proie de façon permanente à la pulsion suicidaire qui finira par l’emporter. Toute son œuvre de romancier et de nouvelliste est marquée par la schizophrénie, non si grave cependant qu’il put la traduire en un style fort, pittoresque et souvent drôle. Baillon fut avant tout un fou littéraire.
Les années de jeunesse
Toutes les notices biographiques consacrées à André Baillon insistent sur la présence de la mort à l’orée de son enfance, comme origine de son inspiration et comme initiation à la « double vie », thème central de son écriture. Assez curieusement, cet auteur ne paraît pas très situable dans la cartographie littéraire : on dit rarement qu’il était le contemporain de Léon-Paul Fargue, qu’il avait environ vingt ans quand Paul Verlaine mourait à l’hôpital, terriblement détruit par l’alcool mais, parmi les maudits, élevé à la sainteté poétique. Pourtant, du monde anglo-saxon au domaine français, en passant justement par la Belgique francophone, le dernier quart du XIXe siècle ne manque pas de ces écrivains symbolistes qui ont fait du rêve, à savoir l’envers réel de la réalité, le principe de leur création. La mort, en effet, devient obsédante quand elle frappe à une porte aussi fragile que l’esprit du jeune Baillon : son père disparaît un mois après sa naissance, son frère cadet cinq ans plus tard et, l’année suivante, sa mère. « Mortuus est », scande le curé du Perce-oreille de Luxembourg faisant le catéchisme aux candidats à la première communion, dans une économie pédagogique héritée autant du jansénisme que de la morale du Grand Siècle : entre Molière, Pascal et Bossuet, la « religion » du jeune Baillon se construit sur des représentations à la fois farcesques et tragiques.
Toutes ses études, primaires et secondaires, se déroulent dans des établissements confessionnels, ce qui lui donne une solide culture chrétienne, très présente dans son écriture, en même temps qu’une conception problématique de la foi et de la pratique cultuelle, comme cela se note dans maints de ses récits, principalement par rapport à la question du Mal. Baillon se révèle excellent élève mais très indiscipliné : reçu à l’École polytechnique de Louvain en 1893, il s’en fait exclure à cause de sa liaison avec une prostituée, Rosine Chéret. À 21 ans, devenu majeur, il entre en possession de sa part d’héritage, son père ayant laissé une importante fortune, capital rapidement dilapidé, à Ostende, en compagnie de son amie, dont il se sépare. Il tente alors de se tuer en se jetant dans la mer mais on le repêche : il part pour Liège, renoue avec Rosine, ouvre un café avec elle, fait faillite et rompt une seconde fois.
L’entrée en écriture
En 1899, on le trouve à Bruxelles où il commence à écrire un roman autobiographique, La dupe, resté inachevé, pendant que paraît, dans la revue Le Thyrse, la première de ses nouvelles. L’année suivante, il fait la rencontre d’une ancienne prostituée, Marie Vandenberghe, qu’il épouse pour s’installer à la campagne : Baillon nourrit l’espoir de guérir sa dépression chronique en se faisant éleveur de poules, expérience évidemment ratée qui fournira la matière romanesque d’En sabots. Retourné à Bruxelles, il est embauché comme rédacteur de nuit au journal La Dernière Heure, titre dont la polysémie résonne lugubrement quand on pense au destin de l’auteur.
À partir de 1912, l’existence de Baillon se complique singulièrement et de manière définitive : épris de la célèbre
pianiste Germaine Lievens, il se met « en ménage » avec elle et la fille de celle-ci, Ève-Marie. La Première Guerre mondiale lui est paradoxalement un temps de répit dans la mesure où, éloigné des tranchées, il peut se consacrer à son travail d’écrivain : il compose alors Histoire d’une Marie, Moi, quelque part…, Zonzon Pépette, fille de Londres et plusieurs contes. Fin du conflit, fin (provisoire) de la liaison avec la musicienne, retour auprès de Marie avec laquelle il part pour Paris, où vit désormais Germaine. Là commence la carrière littéraire avec la parution de Moi, quelque part… (Bruxelles, 1920), repris, en 1922, sous le titre d’En sabots par la prospère maison parisienne Rieder, qui avait publié Histoire d’une Marie l’année précédente. C’est le succès au point que Colette ajoute à la collection qu’elle dirige chez Ferenczi Zonzon Pépette, fille de Londres, un an avant de révéler Emmanuel Bove avec Mes amis (1924). Hélas, Marie s’en va, Baillon rechute et entre à La Salpêtrière pour une cure de huit semaines dont il tirera Chalet 1 ; à sa sortie, il retrouve Germaine et Ève-Marie qui l’hébergent à Marly-le-Roi. Les cinq années suivantes sont réservées à la poursuite de l’œuvre, Un homme si simple (1925), Chalet 1 (1926), Délires (1927), Le perce-oreille du Luxembourg (1928), La vie est quotidienne (1929), récits généralement bien accueillis, mais aussi à des tâches alimentaires pour toutes sortes de journaux, ce qui le conduit au bord de l’épuisement. D’autant que son cœur s’ouvre à un nouvel amour, Marie de Vivier, une Bruxelloise de 24 ans plus jeune que lui, elle-même maniant la plume et admirant son œuvre : amour fatal car, après plusieurs tentatives de suicide, Baillon réussit finalement à s’empoisonner aux premiers jours d’avril 1932. Sic transit un homme qui aimait les femmes et la littérature, pourvu qu’elle soit le miroir, si possible à deux ou trois faces, de la vie quotidienne.
Le délire logique
Quoique peu banale, la vie de Baillon n’aurait laissé aucune trace sur la surface du globe s’il ne l’avait transposée dans ses romans et dans certaines de ses nouvelles ; on peut distinguer deux lignes, même s’il leur arrive de se croiser, celle de la folie, au sens pathologique, et celle de l’amour, au sens multiple du terme, le tout sur fond autobiographique.
Le premier opus, paru en 1920, avait donc pour titre Moi, quelque part… dont l’auteur dit : « J’avais pris les derniers mots du dernier chapitre où je renvoie à sa place, quelque part, parmi d’autres, mon Moi très encombrant par ailleurs ». Cette phrase figure dans le texte liminaire de la réédition du roman, intitulé cette fois En sabots, deux ans plus tard, texte se présentant comme un « mea culpa », très en accord avec la conscience de la faute dont le narrateur est hanté, et qui, en une courte page, exprime la difficulté à se situer comme à se définir : entre la ville et la campagne, entre le plumitif et l’éleveur de poules, entre le costume et la blouse, le « Moi » tourne schizophrène pour le plus grand bonheur du lecteur car, la folie, chez Baillon, est souvent source de drôlerie, avec ce ton de fausse naïveté commun au Bâton de Mes amis ou au Bardamu du Voyage de Céline. Voici un exemple provenant du chapitre inaugural d’En sabots et évoquant le bourg où a échoué le Bruxellois : « Il n’y a pas d’hôpital. Si l’on tombait malade et que ce fût grave, il faudrait se faire transporter par le train, jusqu’à la ville. Quelle affaire ! Autant ne pas être malade. Ou bien crever tout de suite ». L’alternative est significative de l’hésitation entre deux situations extrêmes qui écartèlent le sujet et rendent la vie impossible, à défaut de la transcender. Le plan de ce premier roman, au moins dans sa reprise, est d’ailleurs assez déroutant pour qui est habitué à une narration linéaire : il comporte treize chapitres titrés, chacun dédié à tel proche de Baillon – Marcel Martinet, Frédéric Lefèvre, « Madame Colette »… – et chacun divisé en sections dotées d’un sous-titre. Cela produit une impression de morcellement proche de la confusion mentale, ce qui se confirme dans les récits de l’internement hospitalier, Un homme si simple puis Chalet 1. Le premier se compose de cinq « confessions », ce qui n’est pas sans annoncer La chute de Camus quant au sentiment de culpabilité, elles-mêmes découpées en chapitres, parfois très courts, où le pénitent se distribue en Martin I et Martin II, partagé entre diverses amours. Dans l’« Annexe » qu’il avait donnée à son roman, Baillon écrivait : « Les circonstances ont amené Jean Martin à s’analyser devant un psychiatre dans un de ces chalets où l’on isole certains malades à l’Hôpital de la Salpêtrière. On devine quels aveux peuvent jaillir dans ce royaume de l’anxiété, des hallucinations et pour tout dire de la demi-folie, sinon de la folie entière ». Le chalet, qui n’a rien ici de touristique, devient ainsi le symbole du lieu clos, quand la ferme était celui de l’espace ouvert, et le titre du livre de Baillon le plus explicitement inspiré par les « délires » du même personnage, Jean Martin. Le récit comprend une trentaine de chapitres, tous titrés, pour 150 pages environ, ce qui dénote une pratique d’écriture peu confiante dans les capacités du romancier à faire du pérenne, la fragmentation trahissant une sorte de fragilité mentale ; mais c’est aussi le don d’un écrivain qui a excellé dans l’art de la nouvelle, exercice réputé difficile. Cependant, il y a dans cette prose apparemment mosaïque une constante, appelée par les musiciens basse continue, qui, d’un ouvrage l’autre, se retrouve selon une logique assez propre au dérangement. Ainsi, dans Chalet 1 : « La Peur est un sentiment grave ; il ne s’agit pas de le traiter à la légère de : pépette. Depuis que je suis ici, à chaque instant, j’entends le mot : Pépette… Pépette… Pépette… Pépette… » Où se lit la reprise, sous forme fantasmée, de ce surnom qui avait fourni, en 1923, la matière de Zonzon Pépette, fille de Londres.
« … maintenant et à l’heure de notre mort… »
Avant de créer Zonzon, Baillon avait donné vie, dans Histoire d’une Marie, à un personnage qui, dans la tradition fin-de-siècle, incarne la « sainte prostituée », une de ces femmes au cœur simple et au corps généreux que la société condamne mais que la religion sauve à cause de leur bonté. On a parfois rapproché les récits de Baillon de ceux que Charles-Louis Philippe (1874-1909) avait fait paraître au début des années 1900, La bonne Marie et La pauvre Madeleine, mettant en scène des figures rustiques dont le destin est fort différent d’un sort dépravé mais qui appellent un même sentiment, celui de la pitié, voire de la Charité. Les prénoms n’y sont certes pas pour rien et il faut bien reconnaître que, dans l’imaginaire amoureux de Baillon, la pécheresse repentie tend à se confondre avec la mère de Dieu. Par son éducation, l’écrivain a été, on l’a dit, profondément marqué par la culture catholique, traduite dans Chalet 1 par cette simple évocation : « Dans leur ferme, les paysans ont tous une armoire et sur cette armoire une Vierge. Le soir ils tirent un chapelet et, devant cette Vierge, ils prient. Alors on a cette armoire, on a cette Vierge, on a ce qu’il sied quand on prie devant une vierge : on a la Foi ». Certainement, c’est un idéal que Baillon a dû poursuivre sincèrement tout en menant une existence contraire, le ménage à trois ou l’adultère se faisant l’envers de la médaille dans ses romans, mais c’est avec une vraie sincérité aussi qu’il peint ces fragiles prostituées victimes de la brutalité masculine, ainsi cette Zonzon Pépette dont la première apparition se voit dans Histoire d’une Marie, « par terre avec du rouge sur son corsage ». La scène est reprise au dernier chapitre du récit homonyme : « Un soir, au Cercle, ayant payé du gin aux copains, Zonzon se fâcha contre Marie la Flamande, cria ‘Merde’ dans la gueule de Fernand, son homme, et, le temps de voir la béquille de Louis s’envoler vers la lampe, tomba sur ses grosses fesses, avec du rouge tout plein sur le blanc du corsage. / On aurait voulu le contraire, mais, quand on ralluma, Zonzon resta par terre : elle était morte ». Ce milieu impitoyable de la prostitution n’est pas sans rappeler, pour le début du vingtième siècle, de fameux romans comme ceux de C.-L. Philippe, Bubu de Montparnasse (1901), ou de Francis Carco, Jésus-la-Caille (1914). Chez ces auteurs et d’autres encore, sans compter les cinéastes français qui, dans les années 1930, mirent en scène des comédiennes comme Arletty ou Simone Signoret, est porté sur la « putain » un regard de compassion qui la sublime. Henry, le protagoniste d’Histoire d’une Marie, dit à celle qui est devenue son épouse maternelle : « Alors, un mercredi, il viendrait. Il aurait l’air tout chose. Il t’embrasserait bien fort. Il dirait : ‘Maman, j’ai fini. Voici mon livre…’ D’abord tu regarderais la couverture… Tu lirais : ‘Histoire d’une Marie’… » Ce qui équivaut à une sanctification par l’écriture.
Œuvres d’André Baillon disponibles :
Histoire d’une Marie (1921), En sabots (1922) et Zonzon Pépette, fille de Londres (1923), Cambourakis, 2013 ; Un homme si simple (1925) et Chalet 1 (1926), Cambourakis, 2009 ; Le perce-oreille du Luxembourg (1928), Sillage, 2009 ; La vie est quotidienne (1929), édition augmentée sous le titre de Le chien-chien à sa mémère, Finitude, 2013.