Longtemps, je me suis couché de bonne heure en apportant au lit le premier des quatre tomes d’À la recherche du temps perdu, édition de la Bibliothèque de la Pléiade, qui m’avaient été offerts par Madeleine, une maîtresse qui voulait sans doute me transmettre, par ce geste, un message subliminal (peut-être s’agissait-il de suggérer un désir de plus de lenteur, de plus de détours dans nos coïts tumultueux ?) avant de me quitter sans prévenir et sans fournir la moindre explication, comme si, en adoptant successivement des attitudes contradictoires, elle cherchait à annuler, par une sorte d’effet d’addition/soustraction, le souvenir – la réalité factuelle même ! – de notre liaison.
Longtemps, donc, je me suis couché de bonne heure en me disant : ça y est, ce soir, je m’y mets sérieusement ; ce soir, je me donne six mois pour passer à travers ce que plusieurs experts considèrent comme le chef-d’œuvre ultime de la littérature française, toutes époques et catégories confondues. En dépit de mes efforts et de ma bonne volonté, je n’ai jamais réussi à dépasser la page cinq, déjà épuisé par le rythme languide de la phrase qui s’étire en circonvolutions labyrinthiques imbriquées comme des poupées russes dont la dernière se fondrait dans la première (laquelle les englobe pourtant toutes) en une pirouette stylistique élégante et syntaxiquement irréprochable, certes, mais sollicitant au-delà du supportable le système respiratoire de mes pauvres neurones lecteurs.
Et dire que Proust était asthmatique !
En prêtant valeur de postulat à la remarque facétieuse de je ne sais plus quel cabotin qui déclarait devant un tableau ancien au Louvre : « Le style, c’est l’homme ; les points noirs, ce sont les mouches », on est peut-être autorisé à trouver dans la nature de la maladie les éléments fondateurs de cette obsession paradoxale consistant à prétendre cerner et rendre intelligible l’instantanéité fugitive du moment à l’aide d’un appareil autofictionnel composé de plus de huit cent mille mots (à titre indicatif : un roman moyen en compte à peine soixante mille) enfilés serrés en d’interminables paragraphes qui se succèdent sans pause chapitre et en s’enroulant autour du propos à la manière d’un ruban de Mœbius, cette curieuse entité géométrique à deux faces dont le recto se transforme en verso, et réciproquement, suivant un processus progressif ne présentant aucune rupture de continuité. Au risque d’offenser les proustiens inconditionnels, force est de constater que s’il y a adéquation entre le but fixé et le moyen de l’atteindre, elle ne saute pas spontanément aux yeux. Je ne voudrais pas me perdre dans des explications psychologiques aussi futiles que capillotractées, mais tout se passe comme si l’auteur avait cherché à compenser – inconsciemment, sans doute – ses carences pulmonaires en obligeant sa clientèle à se lancer dans une entreprise de longue haleine qui requiert le souffle soutenu d’un coureur de grand fond. Une sorte de revanche du diminué sur le bien-portant, pourrais-je dire.
Proust, on le sait, récusait farouchement ce genre de rapprochement sainte-beuvien entre l’auteur et l’œuvre en reprenant à son compte le « je est un autre » de Rimbaud. Mais ce refus n’atténue en rien ma conviction et m’apparaît même un peu suspect puisque, dans cette affaire, Proust était à la fois juge et partie. De plus, postuler ainsi l’action occulte d’un « je » immatériel qui mènerait le bal de la créativité oblige à adhérer à la théorie platonicienne des Idées et à accepter les conséquences logiques qui en découlent. En d’autres mots, il faut reconnaître l’existence d’un monde surnaturel qui surdéterminerait le monde dans lequel nous vivons. L’écrivain ne serait donc qu’une sorte de médium qui travaillerait sous dictée divine par l’intermédiaire du bras séculier de son « je » astral. La thèse a traversé les siècles sous différentes formes (dont le christianisme, à propos duquel Nietzsche disait que ce n’était qu’un platonisme pour le peuple) et, bien que bancale, en a séduit et continue d’en séduire plus d’un. J’en veux pour exemple le nombre incroyable d’auteurs à la modestie ostentatoire qui déclarent en entrevue sur un ton rappelant la suavité ecclésiastique des chanoines de jadis : « Vous savez, ce n’est pas moi qui décide du contenu de mes livres ; je ne suis qu’un simple intermédiaire qui ne fait que transcrire fidèlement les volontés des protagonistes que je mets au monde. Aussitôt sortis de ma plume, ils acquièrent une pleine autonomie et je n’ai plus barre sur eux. À vrai dire – et je l’avoue très humblement –, ce n’est pas moi qui écris : je suis écrit ! » À les écouter délirer, on pourrait croire que leurs créatures sont syndiquées à l’Union des artistes et qu’elles sont déterminées à négocier tous les détails des scénarios que l’on voudrait leur imposer. Remarquez, s’il en était ainsi, ça fournirait une bonne raison d’être à l’Union des écrivains qui trouverait là l’occasion d’assister ses membres dans leurs combats incessants contre les personnages récalcitrants. Enfin, l’organisation exercerait un véritable rapport de forces dans le champ de la fiction à défaut de l’exercer dans celui de la réalité.
À mon sens, l’axiome rimbaldien concernant ce « je » énigmatique qui serait le nègre de lui-même (à moins que ce ne soit l’inverse ; comment savoir ?) est d’essence religieuse et conduit inévitablement à des spéculations métaphysiques qui présentent autant d’intérêt que l’astrologie, la numérologie, l’ombilicomancie, les prédictions de Nostradamus ou la lecture de l’avenir dans des entrailles de poulet.
L’histoire ne manque pas d’exemples de ces « visionnaires » qui ont transgressé les conventions esthétiques de leur époque en réaction – consciente ou inconsciente, peu importe – à un handicap personnel. Les sémioticiens de l’art, qui se méfient des faits bruts difficiles à caser dans une théorie globale, ont beau gloser à grand renfort de signifiant et de signifié, multiplier les amphigouris formalistes, noyer le propos dans une mare d’infra-sous-métatextes baratino-scientifiques, il est indéniable que les « bébites » des créateurs ont une incidence sur leur création. Prenons le cas de la peinture impressionniste souvent associée à l’écriture de Proust. Claude Monet, l’instigateur du mouvement, était myope comme une taupe. Quand on considère ses toiles et celles de ses épigones, on est fatalement tenté de conclure que ce défaut de vision a été, pour une bonne part, responsable du chamboulement des codes picturaux qui a marqué la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Dans le même ordre d’idées, on peut aussi se demander à quoi aurait pu ressembler l’ouverture de laCinquième symphonie de Beethoven si le compositeur n’avait pas été sourd comme une cuve. Et que dire de l’influence des dettes de Balzac sur sa productivité phénoménale ? Et comment ne pas sourire devant les Montres molles de Dali quand on sait que le célèbre peintre catalan souffrait d’impuissance ? Cette réalité intangible, et passablement galvaudée, que l’on nomme le génie loge parfois à des endroits inattendus.
Mais revenons à nos moutons. Longtemps, j’ai fait de l’insomnie en tentant de trouver une justification à cet échec impardonnable. Pourquoi n’étais-je pas parvenu à joindre le cercle des happy few qui ont réussi l’épreuve Proust ? D’arguties en mauvaise foi, de sophismes en antilogies, je ne me refusais aucune excuse. Versant dans la malhonnêteté intellectuelle la plus crasse, j’allai même jusqu’à me ranger dans le camp des éditeurs – en état de tourment, on n’est pas toujours regardant sur la qualité de ses alliés – qui ont rejeté le manuscrit de Du côté de chez Swann (finalement paru – ô honte abominable ! – à compte d’auteur). Je me disais que si ces professionnels de la matière littéraire – André Gide était du nombre, même s’il a eu la prudence de bêler un acte de contrition flagorneur au moment opportun – n’avaient pas vibré à la prose de Proust, cela signifiait que l’ouvrage ne valait pas le papier sur lequel ils avaient décidé de ne pas l’imprimer. Mais ce n’était là que rhétorique spécieuse régulièrement contredite par les faits : combien de premières œuvres n’ont-elles pas été l’objet de plusieurs refus avant d’être remarquées par un éditeur au flair plus sûr, pour ensuite trouver le succès auprès d’un lectorat enthousiaste ? Même des romanciers célèbres ont subi cet affront. Jules Verne, notamment. Son premier roman – Cinq semaines en ballon – avait été dédaigné par quinze éditeurs lorsque Pierre-Jules Hetzel l’a accepté et en a fait l’un des plus grands best-sellers de la seconde moitié du XIXe siècle. L’évidence s’impose : si les lecteurs des maisons d’édition chargés d’évaluer la « publiabilité » de ce manuscrit possédaient en eux quelque chose de creux, ce n’était assurément pas le nez.
Cela étant dit, mon incapacité à digérer Proust ne fait pas de moi un ayatollah de la phrase courte, loin s’en faut. À l’autre extrémité du spectre de tous-les-styles-possibles, vacillent les loupiotes d’auteurs qui, au lieu de m’éclairer ou de me couper le souffle, me laissent d’une froideur avoisinant celle des ténèbres extragalactiques. Une liste d’épicerie, en ce qu’elle contient les promesses d’agapes prochaines, me procure plus d’émoi que ces écrivains parcimonieux qui poussent le principe de l’économie des moyens à un point tel que l’on pourrait croire que, pour eux, les mots sont des denrées rares et non renouvelables qu’ils doivent préserver afin de s’assurer que leurs descendants n’en seront pas privés. Je pense entre autres à Marguerite Duras, la papesse incontestée de la secte minimaliste, qui a exploité tout au long de sa carrière le nébuleux fonds de commerce du non-dit (en multipliant pourtant les redites) pour excréter de petits coprolithes ratatinés qui sont à la générosité littéraire ce que l’aridité des regs serait à la culture du riz. On me dira peut-être que ce jugement en bloc ne pèche pas par excès de nuance ; après tout, il s’agit d’une œuvre qui a marqué son époque et qui a fait école. Je ne discuterai pas la validité pourtant discutable de l’argument de la multitude qui sous-tend cette objection ; je me contenterai de grossir le trait en citant la boutade de Pierre Desproges : « Marguerite Duras n’a pas écrit que des conneries… elle en a filmé aussi ».
Les années ont passé et je n’ai plus cherché à combler cette lacune proustienne, honteuse pour quelqu’un qui prétend faire métier d’écrire. Les quatre tomes de la Bibliothèque de la Pléiade dorment empilés dans un coin de mon bureau et n’ont plus d’autre raison d’être que de me rappeler le souvenir de Madeleine et de nos ébats sulfureux. Ces luxueux volumes croupissent depuis si longtemps dans la poussière que l’humidité et les acariens papyphages sont en train de les phagocyter avec une patience tranquille qui apparaît comme la concrétisation paradigmatique de la persévérance qui m’a fait défaut.
Je n’ai pas perdu tout espoir, cependant : j’attends seulement que le Reader’s Digest fasse de la Recherche l’objet de son livre condensé du mois. Impossible, dites-vous ? Ben voyons ! Il suffit de retrancher 97 % du texte. Un jeu d’enfant… comparé à ce que serait la tentative inverse.