Moine bouddhiste vivant en Himalaya depuis 40 ans, docteur en génétique cellulaire ayant étudié sous la tutelle du Prix Nobel de médecine François Jacob, interprète du Prix Nobel de la paix le XIVe Dalaï-lama, fils du philosophe, essayiste et académicien Jean-François Revel, traducteur accompli, photographe salué par Henri Cartier-Bresson, essayiste mondialement reconnu (Plaidoyer pour le bonheur reste un des livres clés sur un sujet qui a fait couler des océans d’encre), Matthieu Ricard se consacre aussi à une quarantaine de projets humanitaires, auxquels sont destinés la totalité de ses droits d’auteur. Un exemple vivant de ce dont il parle.
Son dernier ouvrage, Plaidoyer pour l’altruisme, totalise quelque 900 pages. Il s’ouvre sur ces mots de Victor Hugo, qui donnent le ton : « Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ». Avec souci du détail, générosité et sens de la pédagogie, l’auteur fait une plaidoirie difficile à égaler, où l’on comprend, point par point et irrémédiablement, que l’altruisme n’est « ni une utopie ni un vœu pieux », mais un fait, une possibilité, une nécessité, et peut-être bien une urgence.
Il faut au lecteur un brin de motivation au départ, où l’on définit longuement les termes ; il y découvrira par exemple les nuances entre la compassion, la pitié, l’altruisme, l’empathie. Matthieu Ricard fait la lumière sur des débats qui ont constamment fait surface dans l’histoire de la philosophie occidentale (souvent de façon étonnement étriquée ou maladroite chez certains grands esprits par ailleurs admirables) ; il fait intervenir psychologues, sociologues, spécialistes des neurosciences (notamment Daniel Batson, Paul Ekman et des chercheurs de l’Institut Max-Planck). La compassion et la sollicitude, par exemple, ne sont pas tout à fait les mêmes choses que la contagion émotionnelle ou la détresse empathique. Certains états mènent à des mécanismes de défense, d’autres à l’intrépidité.
Une fois établis les termes et la place que prend ce plaidoyer dans l’histoire de la compréhension des émotions, on se penche sur la motivation. Ici, l’auteur étudie entre autres des cas ayant eu lieu pendant la Shoah, et fait dialoguer sociologues, anthropologues et philosophes. Il parle de la « banalité du bien », clin d’œil audacieux à Hannah Arendt. On découvre au passage que l’idée qu’on se fait souvent d’une panique généralisée et d’un « chacun pour soi » en temps de catastrophe relève plus d’un mythe hollywoodien que de faits historiques. Il serait en effet possible d’avoir une motivation dépourvue d’égocentrisme. Bizarrement, on a longtemps considéré une telle thèse comme un peu naïve et un tel sujet d’étude « un peu léger ». Les 100 pages de notes, la longue bibliographie et les figures dûment référencées devraient nous convaincre du contraire.
Dans des chapitres sur l’altruisme dans les théories de l’évolution et chez les animaux, l’auteur fait habilement intervenir Darwin et ses successeurs ; des primatologues et éthologues aussi (Jane Goodall et Frans de Waal font partie d’une longue liste). Les exemples tirés de l’étude des grands singes, des éléphants, des dauphins et autres cétacés – les manifestations de deuil, de consolation, d’entraide, d’adoption, de transmission de ce qui mérite amplement le nom de culture sociale –, font plus que figures d’anecdotes réconfortantes. S’ensuit un fascinant chapitre sur l’enfance dans lequel on découvre où Freud et Piaget s’étaient trompés.
Matthieu Ricard revient ensuite vers la philosophie et la sociologie, en disant que « la théorie de l’égoïsme universel se soustrait à toute réfutation par les faits », et il étudie le troublant phénomène des « champions de l’égoïsme ». Cela permet de comprendre pourquoi on ne retient du sensationnalisme que les mauvaises nouvelles. On tente aussi d’élucider les origines de la violence et on présente une série de données éloquentes sur le déclin de la violence au fil des époques – une lecture assurément gratifiante pour un monde abruti de cynisme.
Avec la même rigueur, on s’attarde ensuite à l’écologie, à l’éducation et surtout à l’économie.
Qu’on ne s’attende pas à un ouvrage « religieux » ; sur 900 pages, à peine 10 font une revue d’exercices contemplatifs qui facilitent la culture de l’altruisme en soi, et favorisent l’émergence de relations plus saines avec le monde et le quotidien. On trouvera davantage de ces exercices dans d’autres livres du même auteur (comme L’art de la méditation, chez le même éditeur).
Une lecture vaste, palpitante, nuancée, valorisante – et poussant à l’action éclairée.