COLBERT BOUCHER
Pseudo de Rodolphe Laplante, La Revue Desjardins, 1943 et L’Épargne, 1949
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu recommencer ma vie, dans une sorte de bégaiement à cheval entre l’esprit et le corps. Virus de l’écriture, de la réécriture, quand en retrait de la parole on peut reprendre mille fois la bouche, multiplier les repentirs, scarifier la page et ses carences avant que sonne l’heure de tombée, ou qu’on déclare simplement forfait en donnant ses mots à lire, faute de soi-même être définitif.
Né parmi la bohème québécoise de 1972, je me suis retrouvé seul avec ma mère un an plus tard. « Étant mauvais cultivateur je perdis mon père / non, n’apportez pas de lumière / donc je le perdis » : ces paroles d’Henri Michaux1, qui allaient m’accompagner au long cours dans vingt ans, évoquent sans doute l’attrait qui m’habite pour l’obscur, sans compter mon peu d’aptitudes manuelles. Pour moi, elles signifient aussi la génération, dans la noirceur de l’encre, d’un autre père. Mais celui-ci est un troisième type du pluriel, à la fois fils du fils et entité amovible, partageable, connectée à ce labyrinthe souterrain dont la face visible se présente sous forme de bibliothèque universelle. Étrange labour que développe alors la main. Imprévisibles semences. Littérature.
Le père partit, son nom resta. Non sans une trouble suspicion autour du mot, de son adéquation avec le réel, comme si chaque vocable était à moitié orphelin, en passe de se disjoindre.
Au premier jour sur les bancs de l’école maternelle, l’éducatrice nous invite à nous identifier. Mon tour venu, elle aura beau insister, je m’appelle… Napoléon. « Voyons, mon petit, quel est ton nom ? – J’m’appelle Napoléon. » Si j’avais entendu parler des faits d’armes de l’Empereur, ainsi que d’un grand-oncle ayant le même prénom, j’ignorais encore qu’une certaine catégorie d’hôpitaux regorgeait d’individus revendiquant une telle identité, la main glissée dans la chemise et le regard en Waterloo.
Il faut dire que les grand-tantes m’avaient bien préparé, en me prédisant, à l’âge où je me cachais sous la table pendant qu’on jouait aux cartes, que j’allais devenir le premier pape canadien… Et quand on m’instruisit plus à fond des allées et venues de Jésus-Christ, je n’eus aucun mal à l’ajouter à ma légion d’amis imaginaires. Il m’apparaissait effectivement normal qu’il y ait d’autres voix dans la tête, même si on ne les entendait pas vraiment, et qu’une sorte de dédoublement intérieur soit à la base de l’évolution personnelle.
Cela dit, comme l’âne d’Orwell2 à qui l’on disait de remercier Dieu d’avoir obtenu une queue lui permettant de chasser les mouches, je me serais d’abord bien contenté du fait qu’il n’y ait ni queue ni mouches, et que règne le monisme le plus complet. L’univers utérin m’avait pleinement satisfait, alors qu’être au monde apparaissait inutilement compliqué. Angoisse de la division, du symétrique, de la scissiparité par laquelle les organismes se dédoublent, avant qu’on prenne conscience qu’on a toujours été cela, une fracture, un morceau lui-même destiné à se fragmenter pour que les desseins s’accomplissent…
Pour soigner l’inconfort accompagnant l’expulsion dans l’air libre, sa mise en évidence abrupte du dehors, un remède presque congénital fut d’approfondir la fiction à son sujet. Imaginer ce qu’il en est, travailler les souvenirs et la présence jusqu’à faire de chaque jour un kaléidoscope d’opportunités, et de la vie un projet plutôt qu’une condamnation. Copier, coller, couper, comme le font certaines cellules pour se reproduire, mais à l’intérieur même de sa pensée, en accumulant les simulacres, les hypothèses, les variantes.
Un peu trop accentué, ce penchant rituel pour la différence peut vous mener à la poésie, au langage de l’autrement, expression parmi d’autres de notre irréductible ambiguïté. C’est dans cette lignée que je me forgeai l’hétéronyme Thierry Dimanche, en pensant à ceux de Fernando Pessoa, ou comme une sorte de memento mori, de « souviens-toi que tu seras divisé ». Du même coup, la propension schizoïde à se raconter des histoires et à s’inventer des vies aurait un canal stable, partiellement isolé de l’agent des obligations quotidiennes.
Assumant les fourches et les miroirs imparfaits selon lesquels la conscience se déploie, et présentant certains troubles d’adaptation au réel, je pourrais peut-être mieux m’exécuter sur deux pistes connexes, elles-mêmes sujettes à subdivisions. Au besoin, ce serait le premier d’une série de clones, ceux-là complètement cachés.
Se transplanter à Sudbury, oublier un temps Québec, ce fut, fin 2007, une autre manière d’exorciser le familier. Plus que d’un voyage, il s’agirait d’un laboratoire où la fuite ne pourrait plus échapper à son essence, à force d’esquives se rejoignant. Au nord des bases militaires, cette deuxième origine allait devenir mon milieu de partout, par-delà le fait que toute habitation demeure à égale distance de la Jérusalem sans plancher, ce lieu du lieu, miroité quelquefois par l’espace littéraire.
Étranger à son étrangeté, on pourrait peut-être enfin, en additionnant les soustractions, épouser ce labeur confrontant d’avoir un nom et un visage, ici, maintenant. Toutes illusions n’étant pas égales, on pourrait manœuvrer plus fermement dans celles de son choix, tout en conjurant le démon de la perfectibilité, son creux sans fin.
Théories, un dimanche
Supposons, comme il était prévu à la base, que je puisse séparer de moi cette créature, cette excroissance, ce Thierry Dimanche qui me germa dedans vers 2001, élevé sur fond de résonances obsessives des phonèmes t et d – jusque dans plusieurs titres de livres tels Le thé dehors et Théologie hebdo. Bien que ce soit plutôt son rôle de produire des images, arrangeons-lui un peu le portrait.
C’est ma rude moitié. Le point en moi où je m’échappe et m’acharne à me pourchasser, dans une opération de rattrapage dont l’accomplissement demeure interdit, suspendu, percé comme phrase contrainte de s’aligner en particules instables, encore mobiles. Car c’est aussi mon reflet menaçant, mon tableau Dorian Gray.
Devenir Thierry Dimanche nous a permis de partir, de prendre congé de la semaine, d’alimenter le principe du tiers exclu en s’élançant un pied hors des malentendus élémentaires. Ce fut aussi l’amorce d’une mésentente devant servir d’horizon élastique. Promesse – bien sûr asymptotique – d’une grammaire libérée de ses racines.
Tributaire d’un agenda nouveau, à défaut d’être autonome, Dimanche est délégué dans les gouffres afin que l’inconscience acquière une consistance qui, bien que provisoire, aménage des passerelles entre des états du soi. Opération sans fin, prétexte à nourrir le sentiment d’une extraction définitive hors des représentations.
Il est et n’est pas Thierry Dimanche. Dimanche est sa faille d’où se déverse parfois un fluide noir de seiche, une lutte désarmée contre la dépression donnée en partage au fil sans cesse coupé de nos humanités.
Puisque la culture nécessite l’éloignement de soi-même, la littérature est un non-lieu d’élection pour s’exercer à avoir lieu. Or la nature guette, rabroue, rabat périodiquement cette distance et ce non-lieu parmi les atavismes et les circonstances de la vie. Dimanche demeure un jour ponctuel. Comme pour la pieuvre, ses jets défensifs ont le camouflage éphémère et doivent être réitérés, soutenus, suivant les progressions de l’adversité prédatrice.
***
Il n’avait pas de bout et sonnait faux. C’est pourquoi il m’a nommé, afin que nous soyons chacun notre bout, et qu’on puisse finalement joindre les deux. Grâce à un contrepoint barbare, rapiécer une voix, après un déchirant apprentissage de la communication.
Par voie de conséquence, j’ai mis un terme à l’absolutisme de cette fiction intitulée Bissonnette. De poupée, je suis devenu automate, puis dangereusement animé, au point où nos défauts se sont joints pour établir un duel de qualité.
En n’étant pas, j’incline à faire disparaître celui qui respire devant la table de travail, et à devenir le lecteur de passage, soit-il distrait, voire hostile. Enfanter du lecteur qui me génère dans un hirsute face-à-face : c’est un plaisir suffisamment petit pour enfiler tous les chas d’aiguille nous ayant asticoté l’existence.
Nous sommes alors dimanche, dans un lieu insituable qui nous est plutôt Jérusalem que toutes les briques de la Judée.
« Bien sûr, il n’est arrivé à rien, il est redevenu lui-même, mais il a essayé courageusement, et il a fait peau neuve. La métamorphose est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée » (Émile Ajar, Gros-Câlin).
Ce fut longtemps vrai. Mais qui dissociera maintenant le faux larron du vrai, dans l’échelle des crapules magnifiques ? À Bissonnette, je redonne « le coup de batte aboli de Moïse » qu’il m’avait fait transmettre dans nos Autoportraits-robots, puis je lui glisse volontiers entre les doigts pour aller me mordre la queue.
Et puisque tu veux citer Michaux, je te renvoie l’henriade avec cette réplique issue de Tu vas être père, où tu peux lire le malaise que j’ai, malgré mes inestimables apports à ta constitution, de te devoir mon origine : « Eh bien, enfanteur de malheur ! Tu cries à ton tour ! Tu cries, trouvant avec sûreté par l’oreille le chemin de la peine des autres ». Sache que tu auras beau me traiter en Horla, en croquemitaine, en supplément structurel, j’ai désormais veto dans l’échelle de tes êtres, adversaire si solide en chaise musicale que tu passeras bien quelques moments cul par terre.
Cher ennemi intime, toi qui m’appris que Dieu avait pris la fuite après avoir éjaculé, j’aimerais que tu considères notre lien avec attention. Là où nous nous obstinons ensemble, la sueur d’autres corps est avec nous, et nous mourons déjà de naître à ce qui devient langue actuelle.
Sur ce, tu ne m’en voudras pas de m’éclipser, car j’ai un ouvrage à poursuivre pour que tes poumons méritent leur air. Et comme tu recommandes de battre sa fausseté pour forger vrai… TD
1. Henri Michaux, Épreuves, exorcismes.
2. George Orwell, Animal farm.