J.-B. GAGNEPETIT
Pseudo de Jules Helbronner, chroniqueur ouvrier, La Presse, 1884-1894
HORACE
Pseudo de Laurent Laplante, Le Devoir, 1972
La littérature va à la rencontre de l’autre ; l’écrivain, par ses livres, expérimente « d’autres vies que la sienne », comme dirait Emmanuel Carrère. Aussi n’est-il pas surprenant que l’usage de pseudonymes et la fabrication d’identités fictives jalonnent le cours de l’histoire littéraire.
Parfois, le nom de plume a pris toute la place. Ainsi les Molière, Voltaire, Stendhal, Lautréamont, Mark Twain, Lewis Carroll et Julien Gracq éclipsent presque complètement les Jean-Baptiste Poquelin, François-Marie Arouet, Henri Beyle, Isidore Ducasse, Samuel Langhorne Clemens, Charles Lutwidge Dodgson et Louis Poirier qui se cachent derrière. Le Québec n’y échappe pas : on connaît mieux Laure Conan, Louis Dantin, Ringuet, Louky Bersianik et Nelly Arcan que Félicité Angers, Eugène Seers, Philippe Panneton, Lucille Durand et Isabelle Fortier. Alors que la sonorité harmonieuse de certains patronymes aurait rendu inutile le recours à la pseudonymie (Baudelaire, Lovecraft, Tolkien, Nelligan, Miron), certains écrivains ont simplifié la résonance de leur nom. Guillaume de Kostrowitzky est ainsi devenu Guillaume Apollinaire ; Emmanuel Bobovnikoff a fait place à Emmanuel Bove ; Marguerite Cleenewerck de Crayencour s’est transformée en Marguerite Yourcenar et Daniel Pennacchioni a décidé de signer Daniel Pennac. Avant le vingtième siècle, le recours à un hétéronyme masculin était un bon subterfuge pour des écrivaines qui souhaitaient se soustraire au discrédit entourant les « femmes de lettres » : c’est ainsi que Marie d’Agoult, Aurore Dupin et Mary Ann Evans ont fait naître Daniel Stern, George Sand et George Eliot. L’identité d’emprunt n’est parfois qu’un demi-maquillage, comme dans le cas de Colette (qui s’est débarrassée des prénoms Sidonie-Gabrielle) ou dans ceux de Céline, Duras ou Sollers (en remplacement de Destouches, Donnadieu et Joyaux). D’autres fois, elle se décline sur un mode ludique, comme dans les anagrammes Alcofribas Nasier (Rabelais) et Bison Ravi (Vian). Le nom d’emprunt permet aussi à un écrivain de s’adonner à la pratique d’un autre art, comme lorsque Réjean Ducharme devient Roch Plante, le sculpteur. Mais nulle part la pseudonymie et la réinvention de soi n’auront pris autant d’ampleur que chez l’auteur sur lequel s’ouvre notre dossier et dont on célèbre cette année le centenaire : Romain Gary.
Laurent Laplante s’est replongé pour Nuit blanche dans la vie et l’œuvre de l’écrivain, que sa biographe Myriam Anissimov a surnommé « le caméléon ». D’après notre collaborateur, le côté caméléonesque de Gary est compatible avec une autre de ses grandes vocations : celle d’un Prométhée. Comme chez ce légendaire frère d’Atlas resté célèbre pour avoir apporté le feu aux hommes, l’élément pyrique habite l’écrivain jusque dans ses noms (Gary et Ajar signifiant respectivement « brûle ! » et « la braise » en russe). Mais Romain Gary, c’est d’abord et avant tout une vie vécue avec le feu sacré, comme le montre Laurent Laplante en évoquant ses expériences d’aviateur, de diplomate et de cinéaste, et en relisant certains de ses « indiscutables chefs-d’œuvre » : Éducation européenne, Les racines du ciel, La promesse de l’aube, La vie devant soi, Les cerfs-volants. Désinvolte et mystificateur, Gary a eu besoin de plusieurs vies. De nouvelles facettes de lui continuent de nous surprendre. C’est ce que j’ai voulu montrer dans mon commentaire du plus attendu des inédits garyens : Le vin des morts (2014), roman ubuesque et sépulcral que l’auteur (qui signait encore de son vrai patronyme, Kacew) avait rédigé à dix-neuf ans mais dont aucun éditeur n’avait voulu. Dans Le sens de ma vie, transcription de l’entretien que Gary a accordé à Radio-Canada quelques mois avant sa mort, nous découvrons ce que Roger Grenier appelle, dans sa préface, « le dernier état de son autobiographie ». En complément de dossier, les internautes pourront lire le compte rendu que propose Gaétan Bélanger de l’album Lectures de Romain Gary, paru il y a quelques années à l’occasion d’une exposition organisée par le Musée des lettres et manuscrits de Paris.
En plus de l’homme aux deux Goncourt, Nuit blanche a voulu savoir ce que les thèmes du double et de l’identité fictive pouvaient aujourd’hui inspirer à des écrivains. Michel Pleau, Judy Quinn et Thierry Bissonnette (alias Thierry Dimanche) ont répondu à l’appel.
Nous avons demandé à Michel Pleau, poète officiel du Parlement du Canada, de faire comme Romain Gary dans La nuit sera calme, c’est-à-dire de s’interviewer lui-même. Réfléchissant à ce que signifie le travail d’un poète en 2014, Pleau soutient que ce dernier remplit avant tout le rôle d’un lecteur. Un lecteur qui se repaît de solitude et de silence, mais sans rester isolé. Car écrire, croit Pleau, c’est voyager vers l’autre, réveiller les mots, faire dialoguer deux intimités. Avec verve et empathie, surtout lorsqu’il évoque la mort de son père, Pleau nous explique la nécessité selon lui de faire du poème une parole vivante et incarnée, simple mais profonde.
Il est également question de la mort du père dans « L’allée brève », la nouvelle inédite que Judy Quinn a offerte à Nuit blanche. On y découvre un homme à distance de son passé, qui revit le souvenir de vacances à Paris et se repasse un film où l’autrefois garde un air de familière étrangeté. Parmi les symboles forts que rassemble Judy Quinn, l’image de la main tendue restera imprimée dans nos souvenirs.
Gary/Ajar fait une ultime et furtive réapparition sous la plume de Thierry Bissonnette. Dans un autoportrait empreint de lyrisme, le professeur et poète de Sudbury retrace la genèse de son hétéronyme Thierry Dimanche. Il y mêle réminiscences et réflexions diverses, notamment à propos de la littérature, que ce lecteur enthousiaste de Michaux et de Pessoa associe à « un non-lieu d’élection pour s’exercer à avoir lieu ». Enfin, dimanche étant traditionnellement le jour du Seigneur, on ne sera pas surpris de voir l’auteur jouer les saint Jean dans « L’Évangile jetable : Un feuilleton laïc ».
Feuilletonesque : voilà un terme qui décrit bien l’aventure des doubles et des identités d’emprunt chez les écrivains. Comme le soulève Bissonnette/Dimanche : « Mais qui dissociera maintenant le faux larron du vrai, dans l’échelle des crapules magnifiques ? » Au royaume des pseudos, personne ne triche car l’imposture est la norme.
Merci à Michel Roy de la librairie Au lieu du livre, qui nous a confié son exemplaire de Pseudonymes québécois de Bernard Vinet (Garneau, 1974).