Né trois ans après Sartre, mort la même année que lui, Roland Cailleux (1908-1980) fut l’exact contemporain du philosophe, auquel il a consacré un livre peu révérencieux – L’escalier de Jean-Paul Sartre, sous le pseudonyme d’Yves Lecœur (Gallimard, 1956) –, mais connut une trajectoire bien différente. Orphelin de père à dix ans, il fait de brillantes études secondaires à Paris et devient docteur en médecine, en 1932 – l’année du Voyage au bout de la nuit – avec une thèse sur l’homéopathie, sujet neuf à cette époque.
Entre-temps, il avait découvert l’œuvre de Proust à seize ans, expérience cruciale de sa future activité littéraire, et fréquenté les milieux surréalistes. À l’instar de Céline, donc, de Georges Duhamel, mais plus près de lui, dans le temps comme dans le ton, de Jean Reverzy ou de Jacques Chauviré1, Cailleux fut d’abord médecin puis écrivain, l’œil de l’un guidant le regard de l’autre.
Saint-Genès : portrait du jeune homme en lecteur
Roland Cailleux fait son entrée en littérature avec Saint-Genès ou La vie brève (Gallimard, 1943), roman d’éducation sentimentale et de formation intellectuelle dont le personnage éponyme est à la fois le centre et la périphérie. C’est que l’épais volume – quelque cinq cents pages – propose une formule narrative insolite, faisant alterner treize chapitres de styles et de points de vue disparates ; huit se présentent à la première personne : le journal de « Saint-Genès, élève de quatrième » (1) ; la conférence de son père, libraire rue de Médicis, spécialisé dans le théâtre (4) ; le récit de sa rencontre avec Anne-Marie, sa maîtresse (5) ; la maladie et l’agonie de celle-ci (7) ; les mémoires d’une amie de Berthe de Laprimisse, grand-mère du jeune homme (8) ; les pérégrinations mentales du héros, écrivain impuissant (9) ; sa correspondance croisée avec ses amis Francis et Lefaon (11) ; son délire, enfin, sur un lit d’hôpital, tandis qu’il agonise (13). Les cinq autres se distribuent en style dialogué (2), en récit rapporté par un narrateur omniscient (3, 6), en conte inventé par Saint-Genès pour sa fille Marielle (10) et en « Poèmes qui se trouvaient dans [son] bureau » (12). Treize étapes pour au moins autant de voix, le plus souvent intérieures (journal, mémoires, monologues), Cailleux s’étant formé à l’école de Gide, de Joyce et de Larbaud. Treize « stations2 » qui conduisent de l’enthousiasme – celui du jeune garçon en quête de la « vraie vie », du jeune lecteur, avec la Recherche de Proust comme axe vectoriel, du jeune amoureux idéalisant l’objet de sa passion – à la chute : vers la mort, celle d’Anne-Marie, vers la perte du sens social (la paternité, l’amitié, le travail), vers l’échec d’une vocation, les poèmes laissés par Saint-Genès n’étant que des parodies de Verlaine, de Rimbaud, de Laforgue. Cette chronique d’un ratage existentiel n’est pas sans rappeler tous ces antihéros de l’entre-deux-guerres, du Salavin de Duhamel au Roquentin de Sartre, en passant par les protagonistes inventés par Emmanuel Bove, Pierre Bost3 ou André Beucler4. La couleur différente, teintée de beaucoup d’humour amer, et cela tient sans doute au climat de l’Occupation qui vit paraître L’étranger de Camus quelques mois avant Saint-Genès, est due au sentiment que l’absurdité ne menace pas seulement le monde matériel mais aussi et surtout celui de l’esprit. Jacques Laurent, parmi les nombreux critiques qui réservèrent une réception favorable au roman, écrivait : « Il y a dans Saint-Genès […] un double mouvement fait par la lenteur d’un rêve et la brièveté d’une vie ». Et la longueur d’une traversée livresque comme antidote à la névrose.
Une lecture : la guérison par la Recherche ?
Le deuxième opus de Cailleux, Une lecture (Gallimard, 1948), poursuit l’idée que seule la littérature est susceptible d’apporter un élément de réponse à l’incohérence d’une vie sans destin. Bruno, le protagoniste de cette initiation aux codes romanesques, mène une existence aisée, mondaine, pour le tout superficielle, en patron d’une entreprise de verroterie rue de Paradis, dans le quartier parisien traditionnellement voué à cette industrie. Parce qu’il est atteint d’un début de tuberculose, son médecin – il y en a toujours un chez Cailleux – lui ordonne d’aller se soigner à Grasse, dans les Alpes-Maritimes, villégiature qui, malgré sa modeste élévation, va être sa montagne magique. Sur une taquinerie de sa compagne Dora : « Vous parlez comme le duc de Guermantes », il achète, avant de partir, Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, avec un préjugé négatif, puis, au fil de sa cure, finit par être envoûté par « ce nouveau rythme de la phrase », s’émerveillant « de la profonde clarté de ces périodes qu’il n’en continuait pas moins à laisser se révéler lentement en lui, à la fois parce qu’il était consciencieux et parce qu’il avait du temps de reste ». La Recherche lui est ainsi un remède aux maux de son moi, aux tourments de sa conscience inquiète et au vide de son cœur intermittent, mais aussi un révélateur de la fausseté du langage, fût-il élevé aux sommets proustiens. Car, à partir de La prisonnière, Bruno se rend compte que « Marcel » déguise, avec art mais artifice, la réalité de ce que chacun éprouve vis-à-vis de soi comme des autres, notamment sous le masque d’une homosexualité qui ne veut pas dire son nom ni avouer ses fantasmes : du Narrateur à Saint-Loup, de Morel à Charlus, sans parler du côté de Gomorrhe, circule un air vicié qui fait vaciller la confiance que le lecteur peut accorder à l’auteur du Temps retrouvé, jusqu’à juger qu’une expression comme « un peu de temps à l’état pur » n’a strictement aucune signification. Contamination de la littérature par le cycle des jours, Proust rattrapé par Sainte-Beuve, Marcel par Bruno ? Il y a, dans Une lecture, cette méditation sur le pouvoir de la fiction qui tour à tour vous rapproche et vous éloigne du monde : c’est le chemin de Hans Castorp chez Thomas Mann, c’est celui aussi, moins connu, de Simon Delambre dans Siloé de Paul Gadenne5 (Gallimard, 1941). Si le bacille de Koch peut se vaincre, le scepticisme, sous toutes ses formes, semble peu guérissable.
Les esprits animaux : une anthologie du caractère humain
Puisque les hommes, et les femmes, sont si peu secourables à l’âme en détresse, la sagesse consiste à se tourner vers nos frères muets, en tout cas non doués de la parole articulée, ce que Roland Cailleux fait avec Les esprits animaux (Gallimard, 1955), étonnante histoire naturelle en une trentaine de portraits, moins dans la veine de Pline l’Ancien ou de Buffon que d’Alexandre Vialatte, son ami auvergnat6, voire de Francis Ponge. Si Une lecture était sans surprise sur le plan esthétique – récit à la troisième personne, division en trois parties, distribution en chapitres –, le troisième livre de notre auteur surprend par sa composition et sa facture. La voix, accordée dans Saint-Genès à plusieurs personnages, est ici attribuée aux représentants de diverses espèces, depuis la plus microbienne jusqu’à la plus majestueuse, de l’amibe à l’éléphant, le tout représentant à la fois un laboratoire et un zoo, étant entendu qu’aucun des individus mis en scène ne se vit autrement que dans un conditionnement social, biologique, géographique ou scientifique. Nul n’a pu s’y tromper, à la corde de Jules Renard, Cailleux faisait de ses monologues de bêtes le phonogramme des discours humains, en une transposition littéraire qui ne cachait en rien sa misanthropie. À ausculter de près, et quoique séparés par de longues années, les récits de Cailleux se relient entre eux : « Seul le jabiru apeuré prêtait à Proust une oreille distraite », lit-on dans Une lecture ; l’animal ferme le cortège des Esprits animaux, captif du Jardin des Plantes, prisonnier d’un bestiaire plus centré sur la nature du bipède sapiens que sur l’instinct premier.
D’À moi-même inconnu à La religion du cœur
Deux ans avant de mourir, en 1978, Roland Cailleux donnait à Albin Michel un quatrième ouvrage, peut-être encore plus déroutant que les précédents, longue confession qui ne paraît plus rien avoir de commun avec un travail de fictionnalisation mais, bien davantage, de mise en examen personnel, de diagnostic autant psychologique que spirituel. Toujours très fin exégète, Jacques Laurent note : « À moi-même inconnu est à la fois un dossier et une aventure sidérale à deux orbites », pendant que Dominique Jamet, cum grano salis, constate que « [c]haque homme est un mystère qui enveloppe une énigme qui recèle un secret, etc. » On est toujours avec Proust mais on a fait également amitié avec Freud, l’écrivain ayant longuement pratiqué le divan, chacun se retrouvant, un jour ou l’autre, dans la posture du patient. Âme du purgatoire, organisme en purgation, les derniers jours du condamné ouvrent enfin la fenêtre du Ciel qui donne sa pleine lumière dans La religion du cœur (Grasset, 1985), recueil posthume de tout ce que Roland Cailleux, moissonneur des fleurs réelles ou mystiques poussées aux alentours de Combray, pouvait espérer de la foi chrétienne. De l’ange gardien de Marie au jeune homme nu de Gethsémani, le merveilleux reprend toute sa force, dans un dernier rayon au vitrail des Guermantes. Legenda.
1. Voir nos articles « Jean Reverzy, le scalpel et la plume », Nuit blanche, no 95, été 2004, p. 52 à 55 et « Jacques Chauviré ou la vie auscultée », Roman 20-50, no 35, juin 2003, p. 143à 156.
2. Une quatorzième, inédite jusqu’à la publication au Dilettante, était le pastiche d’un critique littéraire fictif, Marcel Poyon, éreintant Saint-Genès avant même sa parution en librairie. Ce qui, pour le nombre, correspond à l’itinéraire du via crucis.
3. Voir l’article de François Ouellet, « Pierre Bost », Nuit blanche, no 93, hiver 2003-2004, p. 40 à 43.
4. Voir notre article, « André Beucler », Nuit blanche, no 102, printemps 2006, p. 24 à 28.
5. Voir l’article de François Lermigeaux, « Paul Gadenne », Nuit blanche, no 83, été 2001, p. 55 à 59.
6. Le Dr Roland Cailleux s’était installé un cabinet de gastro-entérologue à Châtel-Guyon, cinq mois par an pour en vouer sept à son métier d’écrivain.
Roland Cailleux a publié, entre autres :
Saint-Genès ou La vie brève, Gallimard, 1943, Le Dilettante, 2011 ; Une lecture, Gallimard, 1948, Le Rocher/Privat, 2007 ; Les esprits animaux, Gallimard, 1955 ; L’escalier de Jean-Paul Sartre (sous le pseudonyme d’Yves Lecœur), Gallimard, 1956 ; À moi-même inconnu, Albin Michel, 1978 ; La religion du cœur, Grasset, 1985.
À lire aussi : Avec Roland Cailleux (dossier critique), Mercure de France, 1985.
EXTRAITS
Ah ! ma pensée bat de l’aile, dans ce chaos. La nuit n’est pas le lieu des révélations. Il n’y a plus de frontières ici. J’arrive à ne plus distinguer de qualités. À quoi puis-je encore me raccrocher ? Celui qui n’a aimé que la lumière doit-il finir dans le vague et le morcelé ? En quoi vais-je me fondre ? Qu’ai-je peur de devenir ? Faut-il dire adieu à moi-même ? Est-ce le moment où mon cadavre refroidit, suis-je au début de la décomposition ? Toute matière vivante doit-elle se dissoudre ? Mourir n’est pas renaître. Vais-je en avoir fini à jamais, ou vais-je reprendre connaissance ? Connaissance, connaissance, connaissance…
Saint-Genès, p. 419.
Bruno […] ne se retint pas de rappeler que Proust avait bien traité de maladie, en la croyant inguérissable, le seul amour qu’il pouvait ressentir, et qu’il était assez comique de voir ce malade, qui hésitait parfois à porter son diagnostic avec trop de sévérité, soudain découvrir, en face du sadisme de Charlus, ce que la perversion peut avoir d’effarant et de répugnant. Alors Proust voyait fort bien que le vice empêche ceux qui le pratiquent de se rendre compte de ce que peut avoir de moral ou d’immoral la vie qu’ils mènent, parce que c’est celle de leur entourage.
Une lecture, p. 564.
L’agneau dit : « Quand je serai grand, je serai bélier. C’est moi qui irai garder les chiens. J’aurai un troupeau de deux cents bêtes. Je leur flanquerai des coups de corne dans le cul, rien que pour le plaisir. Pas question d’aboiements ! Je n’aurai qu’à bêler et ils fileront doux, il faudra voir. »
Les esprits animaux, p. 14.
L’ange gardien de Marie dit : Je ne sais rien du reste du monde, en dehors d’elle et de ceux qui l’entourent, et j’ignore si Dieu a achevé d’autres chefs-d’œuvre aussi accomplis. Mais si le Créateur n’avait réussi que cette petite fille, je n’en serais pas moins confondu d’admiration pour lui et de reconnaissance pour m’avoir choisi, en m’attachant à Marie.
J’aurais dû être préparé, depuis qu’elle est au monde, à ne marcher que de surprise en surprise. Mais, tout à l’heure, l’imprévisible a pris soudain la forme du prodigieux.
J’étais assis à ses pieds pendant qu’elle filait.
Comme un murmure, ses doigts, d’un rythme égal, brodaient minutieusement le lourd tissu du silence. Inépuisablement, le repos du cœur et la paix de l’âme, ces présents qu’enragent de ne pouvoir obtenir les plus fortunés et les plus avides, rayonnaient autour d’elle et je m’abreuvais à ce trop-plein. Cependant qu’elle en rendait grâces à Dieu.
Le temps semblait n’exister plus.
La religion du cœur, p. 13 à 15.