« C’est dans cette énigme qui m’est totale que j’écris. Elle m’est de plus absolument originale. »
Madeleine Gagnon, Femmes et écritures
La poète, romancière et critique Madeleine Gagnon ne publie peut-être pas depuis toujours – titre de son récit1 –, mais depuis plus de 45 ans. Quand même. Elle a à son actif une quarantaine de livres. Lorsqu’en 1969 paraît le recueil de nouvelles Les morts-vivants, elle a à peine trente ans et vient d’obtenir son doctorat à Aix-en-Provence. À l’aube de ses 75 ans, elle écrit encore et continue son œuvre.
Depuis toujours, en effet, l’ex-professeure de littérature à l’UQAM aborde les mêmes thématiques, celles des femmes, de la politique, de l’amitié aussi, de l’amour. Et puis, la liberté, la générosité, l’ailleurs. Dans chacun des thèmes, elle s’insinue année après année, elle le pénètre, le fouille, en creuse les sillons. Elle glisse doucement des femmes au féminisme, de la politique à la guerre, de la poésie à l’autobiographie.
Pour les plus âgés, Depuis toujours rappelle leurs vingt ans, leurs luttes, leurs espoirs aussi, et leurs défaites, individuelles ou collectives, le Québec de leur enfance, le Québec d’aujourd’hui. Un véritable devoir de mémoire. Pour les plus jeunes, le livre est un voyage initiatique, aux couleurs et aux accents du passé, riche d’enseignements comme le sont les biographies des êtres d’exception.
« En écrivant ma vie, je m’accouche de moi-même et de ma propre vie », confie l’auteure.
La vie de Madeleine Gagnon commence en 1938, à Amqui, là où les eaux s’amusent, en langue micmaque. La petite municipalité est située dans la vallée de la Matapédia, dans le Bas-Saint-Laurent. Là où retournait souvent l’écrivaine, car ses racines sont vigoureuses et son sens de l’appartenance, tenace. Jusqu’à la mort de ses parents, qui a donné lieu à des déchirements familiaux qu’elle n’avait pas vus venir. « Comme dans bien des familles, il y a eu des misères autour de la mort de mes parents, du testament, de la distribution des biens et des sentiments. »
C’est à Amqui qu’elle désire que sa vie finisse. « Je n’ai qu’un seul désir : retourner à cette terre d’origine quand je mourrai. »
Dans son récit autobiographique, Madeleine Gagnon a préféré la transparence et l’autoréconciliation. La franchise. Depuis toujours n’est pas complaisant. Bien sûr, l’auteure aura choisi parmi ses souvenirs et conservé ceux qu’elle veut exposer – ou voir éclater peut-être – au grand jour. Bien sûr, elle aura fait le tri parmi ce qu’elle veut mettre au premier plan ou pas. Bien sûr, elle gardera jalousement enfouis ses jardins secrets, qu’elle tait avec pudeur.
Parfois, elle insiste et revient sur des événements, douloureux ou heureux, comme si elle voulait se persuader que c’est bien ainsi qu’ils se sont déroulés, comme si elle voulait être certaine que sa mémoire ne lui joue pas de vilains tours. Retours en arrière, bonds en avant ou répétitions, le récit avance en circonvolutions, ce qui colore d’autant le témoignage de cette humaniste.
Depuis toujours va au-delà de l’anecdote et englobe l’évolution d’une nation qui sort doucement de la noirceur des années 1940, pour prendre sa place sous le soleil. Le processus est lent, parfois difficile, mais progresse inexorablement.
Des années 1950 à l’UQAM
L’écrivaine évoque la difficulté qu’avaient les femmes en 1950 de faire des études supérieures. Inscrite en philosophie à l’Université de Montréal, elle s’était fait servir les plates inepties d’un dominicain qui avait annoncé « qu’il ne donnerait jamais plus de 70 % au travail d’une fille, quelle qu’en soit sa valeur. […] Parce que tout le monde sait que les filles ne viennent pas en philosophie à l’université pour étudier, mais pour trouver un mari. »
Madeleine Gagnon raconte l’exil obligé des jeunes voulant poursuivre des études de troisième cycle. Cette lacune sera comblée en 1969 par la création de l’Université du Québec à Montréal. Là où elle enseignera la littérature. « Comment savez-vous que je pourrais être intéressée par un tel emploi ? […] Les doctorats ne courent pas les rues, vous savez. » Elle travaillera avec passion à créer ce nouveau cadre universitaire. « Nous voulions inventer. De nouvelles manières de penser l’enseignement. De nouvelles façons, que nous supposions révolutionnaires, de penser le monde. »
L’auteure participera aux grands mouvements de contestation, à d’importantes revues, littéraires ou politiques, telles Chroniques (qu’elle a fondée avec Patrick Straram), Liberté, La Nouvelle Barre du jour, Possibles, Osiris, Dérives, Estuaire, La Chambre blanche, Résistance, Urgences, Passages et Actuels.
Madeleine Gagnon a toujours aimé étudier et elle le fera toute sa vie, suivant le conseil de ses parents : « Si tu veux étudier, et tu dois étudier, le Seigneur t’a donné une intelligence que tu as le devoir de faire fructifier. […] Il faut que tu te rendes jusqu’au bout du chemin de la connaissance que tu auras choisi… »
Voir ailleurs si j’y suis
L’écrivaine a toujours su qu’il lui faudrait quitter Amqui, prendre son envol dans une succession d’exils : Rimouski, Québec, Moncton, Sherbrooke, Montréal ou Paris. Ou ailleurs. Elle n’aurait pas le choix.
C’était ce qu’elle aimait le plus au monde. « Écrire. Et partir. Voir ailleurs si j’y suis. Et l’écrire. » Même si l’ailleurs est parfois douloureux, tel qu’elle l’a vécu à son arrivée à Paris. « J’ai rarement connu aussi grande détresse et aussi grande solitude que celles qui m’étreignirent après le départ du taxi. »
Madeleine Gagnon a aimé l’exil, comme on apprécie ce qui nous amène plus haut, plus loin. Elle a décidé au début des années 1980 de quitter le confort de l’UQAM pour l’incertitude de la création, pour la liberté. « Je songeais que le temps était peut-être venu pour moi de quitter mon poste de titulaire à l’université, la tâche étant devenue trop lourde pour ce que je voulais accomplir surtout : écrire. »
Libre et insoumise
« Parce que c’était elle, parce que c’était moi », raconte Madeleine Gagnon, qui dévoile aujourd’hui qu’elle vit avec une femme, elle qui a longtemps vécu avec des hommes, amoureux, maris ou amants de passage. Elle cite la magnifique phrase de Montaigne : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : ‘Parce que c’était lui, parce que c’était moi’ ».
L’écrivaine passionnée croit en l’amour. « L’amour, c’est vouloir le bien de l’autre. Tout simplement. » Même si les ruptures font mal et que la solitude blesse parfois.
Il y eut l’homme des années 1960, le père de ses deux garçons. Il y eut celui des années 1970, puis celui des années 1980. Chaque fois, l’auteure entre « en désamour », avant de retomber amoureuse. Et au milieu des années 1990, il y eut une femme. « Je ne suis ni hétéro, ni homo, ni trans, ni trav. Et, comme tous et toutes, je suis tout ça. »
Dans le cycle de la vie, l’amour n’est pas éternel et les couples se défont, donnant lieu à des scènes de rupture que Madeleine Gagnon connaît trop bien. « Il s’agit d’une cassure, d’un fracas de l’être, où l’être doit admettre que ce qu’il avait chéri est devenu détestable. Fracas du désir. Mort préfigurant l’autre mort, la vraie, l’ultime au bout du passage. »
Parmi les écrits de l’auteure, deux livres ont marqué les esprits, tout en jetant un triste éclairage sur la fin d’un millénaire peu reluisant. À la fin des années 1990, à l’occasion d’un voyage en ex-Yougoslavie, puis en Israël-Palestine, Liban, Pakistan et Sri Lanka, Madeleine Gagnon va prendre toute la mesure des horreurs de la guerre et de leur terrible impact sur les femmes. Ce sera le sujet de l’essai Les femmes et la guerre (2000) et du roman Je m’appelle Bosnia (2005).
Au début de la soixantaine, l’écrivaine n’était pas indifférente aux horreurs que vivaient les peuples des Balkans et de l’Orient. Elle est partie à leur rencontre et a décidé de raconter leur histoire. Les deux livres ont été très bien reçus, autant en France, en Suisse qu’au Québec. « Cet accompagnement sur des terrains plus ou moins dangereux de deux femmes étonna et captiva. Nous fûmes toutes deux surprises de l’accueil enthousiasmé. »
Madeleine Gagnon, libre et insoumise, a su et sait encore s’indigner face à l’injustice. Et le fait savoir. « Les eaux bouillonnantes souterraines surgissaient, torrentielles. Je venais d’entrer en résistance. Cela durerait longtemps. »
Si l’auteure conserve des blessures au cœur – « Vous n’aurez jamais la maison, le jardin et le piano de vos rêves » –, elle connaît de grands plaisirs. En 1998, Amqui donne son nom à sa bibliothèque. En 1990, elle reçoit à Rimouski le prix Arthur-Buies. Et en 2002, le prix Athanase-David, plus haute distinction accordée à un écrivain par le gouvernement du Québec pour l’ensemble d’une œuvre.
1. Madeleine Gagnon, Depuis toujours, Boréal, Montréal, 2013, 426 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
J’ai toujours écrit. Comme mes voyages en pays lointains où même traverser les territoires sans comprendre les langues m’enchante en me perdant, je ne saurais trop dire pourquoi, j’ai écrit comme on se perd dans l’étrangeté, tentant de faire advenir au sens, même obtus, ce qui vient de la nuit même du sens, ce qui n’a pas encore rencontré « les mots pour le dire », car aucun mot courant n’a encore touché cette part de l’énigme du monde.
p. 297
Bien sûr, au XXIe siècle, les choses ont changé. Les femmes sont plus libres, du moins dans nos contrées, mais celles qui écrivent ou peignent ou bâtissent des maisons, des ponts, des immeubles ou tout simplement pensent sont seules. […] Et les autres, tous les autres, hommes et femmes qui trouvez que j’exagère, passez votre chemin. Comme l’écrivait Francis Ponge : « Lecteur, si tu m’as suivi jusqu’ici, je te baise sur la bouche. »
p. 362
Montréal de la liberté, je la connus quelques années plus tard quand je vins y résider pour étudier d’abord. Pour y vivre par la suite. Cette liberté de Montréal, j’eus beau séjourner en plusieurs capitales, métropoles, villes ou villages du monde, je ne la trouvai jamais autant que là.
Liberté Montréal, peut-être tout simplement parce que je l’avais choisie, le choix d’une personne ou d’un lieu étant la clé de voûte du bonheur renouvelé de la rencontre.
p. 62
Je vois maintenant que les guerres lointaines et étrangères furent, à mon insu d’abord, une façon de comprendre, d’acclimater si je puis dire, les petites guerres toutes proches qui se vivaient au sein de la famille – au plus intime de nous-mêmes. Il aura fallu le déclin, puis les agonies conjointes, puis enfin la mort de nos deux géniteurs, mère et père, pour que le brasier des passions mortifères s’allume. Les guerres surgissent toujours d’une mort annoncée.
p. 393
Nous étions toutes ensemble, les vivantes et les mortes, nous toutes, femmes écrivains de ce qu’on a appelé le mouvement des femmes. […] Nous nous promenions, en groupe ou deux par deux et même seules pour quelques-unes. […] Parmi les femmes d’avant, marchant plus lentement que les autres parce qu’en allées depuis longtemps, je reconnus George Sand et Colette, étonnées toutes deux d’être au même jardin en même temps. Puis, les deux Marguerite, Yourcenar et Duras, qui discutaient fort et qui rigolaient. Virginia Woolf, elle, était toute seule.
p. 413