Dans son court et néanmoins foisonnant essai, le sociologue Gérard Fabre retient douze intellectuels français de tendances politiques diverses qui, aux XIXe et XXe siècles, se sont intéressés aux territoires et aux peuples francophones d’Amérique du Nord. Partagés entre le cœur et la raison, c’est-à-dire entre la nostalgie de la Nouvelle-France et le réalisme politique qui pousse la majorité vers une vision unitaire du Canada, ils ont laissé des analyses qui participent à l’objectif d’élucidation des rapports problématiques entre la France, le Canada et le Québec. Il n’est guère possible ici de rendre compte des multiples remarques, commentaires et conclusions que tire le sociologue de la lecture des auteurs convoqués, qu’il cite volontiers au demeurant, et des fonds d’archives et des ouvrages connexes qu’il a consultés. Voici, parmi les plus intéressantes, quelques-unes de ses données.
Le romantique François René de Chateaubriand, dans son Voyage en Amérique (1827), et l’historien républicain Jules Michelet, dans son Histoire de France (1867), « partagent le deuil d’une Amérique saccagée, pillée et emportée par les passions coloniales ». Dans un article paru en 1900, le professeur et critique littéraire Ferdinand Brunetière révèle sa capacité d’anticipation de « l’américanité » des Québécois et de « l’accession du Québec à l’entière maîtrise de ses choix de société ». Auteur en 1906 de l’ouvrage Le Canada, Les deux races, Problèmes politiques contemporains, le politicologue protestant André Siegfried déplore « l’hégémonie insidieuse de l’Église catholique » au Québec, fait état de la domination économique et culturelle des Anglais et souligne l’infériorité des Canadiens français, dont il appuie, à certaines conditions, les revendications nationalistes. Son coreligionnaire Jean-Charlemagne Bracq, professeur et historien, contestera sa thèse de l’antagonisme entre les deux races dans L’évolution du Canada français (1927) : il « figure parmi les précurseurs francophones d’une vision biculturelle » du pays. Dans Un homme se penche sur son passé (1928), le romancier Maurice Constantin-Weyer « magni[fie] le triomphant poème de la réussite canadienne » et donne du Dominion du Canada une « image multicolore » où se dégage une « vision prémonitoire de la mosaïque canadienne ». Un autre romancier, Maurice Genevoix, a publié en 1943 un journal de voyage intitulé simplement Canada où la « nostalgie française va de pair avec un antiaméricanisme virulent ». Dans Arcane 17 (1947), le poète surréaliste André Breton constate le clérico-nationalisme du Canada français et, s’étant attardé en Gaspésie à l’été 1944, dit préférer les conquérants britanniques aux habitants de cette région archaïque, anachronique et isolée qui vit « un peu en marge de l’histoire ». Le professeur Jean-Marie Domenach, secrétaire puis directeur de l’importante revue Esprit, a quant à lui été d’abord un partisan décidé de l’option fédéraliste avant de soutenir clairement, à partir de 1969, la position indépendantiste du Québec. Fabre compare ensuite deux ouvrages de l’écrivain Michel Tournier, son roman Les météores (1975) et son Journal de voyage au Canada (1984) : il note les jugements péjoratifs de l’auteur sur le Québec, jugements qui ressemblent à ceux de Breton concernant le repliement des Québécois, leurs archaïsmes de mœurs et de langue, leur presse illisible et pauvre, la puérilité de leurs émissions télévisuelles… Son approche unitaire du Canada lui fait ignorer les soubresauts nationalistes du Québec. Voilà tout le contraire du sociologue Philippe Meyer, qui a laissé en 1980 un « essai méticuleux », Québec, où il ne cache pas ses sympathies souverainistes. C’est « le document le mieux informé de la réalité québécoise », estime Fabre. Le poète essayiste, diariste et romancier Robert Marteau, enfin, s’est engagé à fond dans la lutte pour l’indépendance du Québec. Dans son article « Le Québec après deux siècles de funérailles », en mars 1977, il assène ses coups contre les fédéralistes et les Canadiens anglais et réhabilite la langue québécoise : le poète Marteau s’est jeté corps et âme dans l’aventure politique « comme nul autre écrivain français ne l’a jamais fait ». Devenu citoyen canadien en 1976, il quittera le Québec en 1984, désabusé, après un séjour de douze ans.
Les auteurs choisis sont donnés comme représentatifs de la perception des intellectuels français intéressés au nationalisme, au catholicisme, aux Amérindiens, à la modernité américaine et au poids des traditions d’ici. Puisant à des sources premières, Gérard Fabre redresse des jugements, nuance des visions et relève des contradictions ou des faiblesses argumentatives. Il signe en définitive une étude éclairée sur le dilemme évoqué dans le titre.