Élégance de l’enveloppe et richesse du contenu. Comme si ce double mérite n’était pas déjà rare et admirable, plusieurs autres aspects de l’ouvrage auront tôt fait de transformer tout lecteur en fidèle de Sarah Waters.
La vieille splendeur de Hundreds Hall, la demeure des Ayres, perd ses attraits sous nos yeux. Cette déchéance s’accélère pendant que la noble famille désargentée subit l’assaut de grincements infernaux, de craquements terrifiants, de menaces insistantes. La vieille demeure est-elle hantée ? Cache-t-elle un quelque chose de vengeur ? « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » La famille Ayres, qui s’entête à occuper l’inhabitable, est-elle – la possibilité mérite et obtient réflexion – atteinte d’une tare qui fragilise le fils, la mère, la fille ? Mais, alors, pourquoi le vieux Gyp, chien pantouflard et sans colère, s’en prend-il à une fillette ?
L’intrigue se noue en souplesse et baigne dans une sereine quotidienneté jusqu’à ce que, doucettement, d’indice discret en signal ambigu, l’atmosphère s’alourdisse. À compter du premier ennuagement, le récit alterne les tensions et les apaisements. Tantôt amitiés et romances tendent vers leur plénitude, tantôt les maléfices crispent les sensibilités et brouillent le climat. L’alternance rappelle Hitchcock et ses films en dents de scie.
Sarah Waters transporte son lecteur dans l’Angleterre convalescente de l’après-guerre. Un gouvernement travailliste ébranle des habitudes séculaires, secoue les certitudes aristocratiques, plonge les anciens nantis dans l’insécurité. Même si le docteur Farady ne visait pas à s’enrichir au-delà de la mesure, il ne voyait pas d’un bon œil l’appartenance à une classe sociale modeste. Et par les fenêtres qui laissent passer une pluie cruelle, les châtelains démunis voient se construire, à même la pelouse ancestrale, les bungalows des générations montantes. Atmosphère pénétrante comme une humidité qui s’insinue jusqu’à l’os.
L’affrontement central oppose les craintes instinctives et la raison, l’hystérie suscitée par de mystérieux maléfices et une logique qui prétend les expliquer de façon lénifiante. Devant les peurs paniques qui assaillent et emportent tour à tour le fils Ayres, sa mère et sa sœur, le médecin Faraday dresse, avec une vigueur décroissante, son scepticisme entêté et sa compassion désolée. Le roman raconte le duel avec une minutieuse et impeccable fidélité.
Raffinée, Sarah Waters fait languir son lecteur : qui, de la raison arc-boutée sur ses évidences et des présences fantomatiques, l’emportera ? Et qui survivra ? Sarah Waters le dira-t-elle enfin ?