En ces temps d’agitation en Égypte, Karnak café, paru dans sa version originale arabe au Caire en 1974 et enfin traduit en français, nous fait communier avec l’âme d’un peuple plusieurs fois désillusionné et qui continue, de toute évidence, à croire en des aubes plus justes.
Microcosme de l’Égypte des années 1960, le café Karnak appartient à une danseuse qui a connu son heure de gloire au temps de l’Égypte des rois, celle d’avant la Révolution de juillet 1952. Qurunfula est donc le témoin d’une époque révolue qui ouvre les portes de son café aux représentants de la nouvelle ère républicaine, vieux et jeunes, pauvres et riches, employés et étudiants, femmes et hommes confondus. Le café est d’abord le lieu de conversations libres et agitées dans lesquelles les étudiants s’avèrent les défenseurs les plus ardents de la Révolution. Un jour, les jeunes laissent leurs chaises vides. Ils reviennent. Puis ils disparaissent encore. Ils reviennent à nouveau. Ils disparaissent une troisième fois mais, cette fois-là, l’un d’entre eux ne reviendra pas. On les a accusés sans preuves de faire partie des Frères musulmans, puis d’être communistes. On les a torturés. L’un d’entre eux y est resté.
Les blessures, morales et physiques, sont profondes, irréversibles, quand le café, en même temps que toute l’Égypte, est délestée de sa dernière chimère, la vanité d’une soi-disant puissance militaire. En « ce jour fatidique » du 5 juin 1967 où Israël a terrassé l’aviation égyptienne dans le Sinaï, les Égyptiens se réveillent de leur aveuglement et la désillusion des personnages du roman atteint son point culminant.
Karnak café est un des textes de fiction les plus politisés de Naguib Mahfouz, seul écrivain arabe qui a eu droit au prix Nobel de littérature. À sa parution, l’œuvre a eu un retentissement énorme dans le monde arabe. La sobriété et la justesse de son écriture en font toutefois une réflexion universelle sur les révolutions et leurs trahisons, peu attendues mais pourtant fréquentes. Le roman est également une analyse pénétrante de la forte ténuité entre destins individuels et projets collectifs. C’est d’ailleurs sur la force et la naïveté de l’amour, sentiment le plus individuel entre tous, que le texte fait reposer finalement l’espoir d’un lendemain plus pur pour la nation.