Dépité par le peu de reconnaissance publique de ses œuvres, un écrivain français décide de se rendre au Tibet où, confie-t-il, il souhaite « tester et valider par [lui]-même l’efficacité des pratiques qui conduisent à prendre de la distance ». Mais voilà que l’autobus inconfortable qui cahote sur les étroites routes escarpées menant du Népal à la frontière tibétaine doit s’arrêter brusquement. Des éboulis entravent le chemin tandis que d’autres menacent la sécurité des véhicules et de leurs passagers. Il faut attendre. Combien de temps ? Nul ne le sait. Peut-être même faudra-t-il que les étrangers repartent, leur visa expiré, sans pouvoir mettre les pieds au mythique pays des lamas. À l’insu des autorités d’occupation chinoises, le Français se joint cependant au supérieur d’un monastère tibétain et à son moine-soldat pour se rendre au Tibet, à la faveur de la nuit, par un sentier abrupt astucieusement camouflé qui contourne le poste-frontière.
Après une longue marche éprouvante, du passage d’un col à un autre, le trio parvient enfin au monastère isolé dans les hauteurs de la chaîne himalayenne. Guidé par un lama d’une grande érudition versé dans les diverses pratiques du contrôle du corps et de l’exploration des méandres de l’esprit, le Français entreprend une initiation qui se manifeste, dès le début, par des rêves étranges et précis. L’écrivain, qui proclame ne pas vraiment ajouter foi aux croyances bouddhiques de la réincarnation, se voit tour à tour sous les traits d’un pêcheur dans la Grèce antique, d’un légionnaire roman agonisant lors d’une embuscade en Gaule, d’un peintre d’icônes dans la Byzance des premiers temps de la chrétienté, d’un copiste dans un monastère normand, du secrétaire d’un duc libertin et d’un archéologue dirigeant les fouilles sur le site ensablé de l’antique Mésopotamie. Aurait-il entrepris un voyage dans ses vies antérieures ? Et que signifie le fait que l’axe de chacune de ces vies tourne autour de l’écriture, d’une quête de l’expression écrite qui, cependant, reste toujours inachevée ? Perçoit-il là le fil incassable qui le rattache à l’essence même de son âme d’une réincarnation à l’autre ? Et s’il s’agissait plutôt de personnages et d’intrigues échappés de ses propres romans ?
Tout à la découverte de ses sentiers intérieurs, le narrateur se retrouve cependant malgré lui entraîné au cœur même des formes que prend l’oppression du Tibet et est brusquement forcé de fuir le monastère. Retrouvant les deux compagnons de son entrée clandestine au pays, il devra affronter des cols de plus en plus escarpés pour atteindre le Népal alors que les soldats chinois sont à leurs trousses.
Alternant entre les chapitres consacrés à l’aventure du narrateur au Tibet et le récit de ses rêves, Le passage du col nous accroche dès les premières lignes et capte notre curiosité jusqu’à la dernière page. Les lecteurs férus de bouddhisme pourront sans doute y voir une interprétation romancée de leurs croyances. Mais est-ce vraiment cela dont parle Alain Nadaud ? Son dernier roman ne serait-il pas plutôt une réflexion en trompe-l’œil sur la littérature, ses pouvoirs et les périlleux passages du col qui jalonnent la vie des écrivains ? Une lecture étonnante.