Il est difficile d’imaginer un « pays » aux frontières géopolitiques plus floues que celles de l’Acadie ‘ apparemment désignée par les médias parisiens comme les « provinces canadiennes de la façade Atlantique ». Cela n’empêche pas les Acadiens d’avoir une histoire, une langue (aux registres très variés, notamment grâce à la proximité de la langue anglaise), une culture, une littérature, bref, une identité bien à eux. Les éditions d’Acadie, première maison d’édition acadienne, ont été fondées en 1972 par l’Université de Moncton. C’est dans cette ville du Nouveau-Brunswick que furent fondées, en 1980, les éditions Perce-Neige, pour faire entendre les voix acadiennes émergentes. Serge Patrice Thibodeau, l’actuel directeur et poète reconnu (deux prix du Gouverneur général), propose une anthologie de la poésie acadienne.
Voici, selon lui, quelques-unes des caractéristiques (non exclusives) de cette poésie : le phénomène identitaire et ses dérivés ; le temps cyclique et les saisons ; l’usage baroque des symboles de la foi catholique romaine ; le profond sentiment d’appartenance à l’Amérique ; l’appel de la route versus les gestes banals du quotidien ; l’inquiétante étrangeté des vieux pays ; une forme d’autodérision débridée. L’anthologie va d’un anonyme du XVIIIe siècle à Sarah Marylou Brideau (née en 1983), en passant par Roméo Savoie (premier poète moderne à mon avis), Raymond Guy LeBlanc (dont le recueil Cri de terre aurait « marqué d’une pierre blanche l’histoire littéraire d’Acadie »), Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson, Ulysse Landry, Zachary Richard, France Daigle, Serge Patrice Thibodeau et Jean-Philippe Raîche (qui signe le liminaire), pour ne nommer que les plus « importants » parmi les cinquante poètes retenus.
On s’en doute, le thème du pays perdu (conséquence des déportations de 1755-1763) revient régulièrement, sur le ton de la « complainte inachevée », qui dit bien l’écartèlement entre passé et avenir, entre douleur et espoir : « [L]a peine que j’ai / d’un pays perdu dedans mes recommencements » ; « Un pays d’emprunt / […] / Un pays qui est à nous sans l’être » ; « Certains diront que ce peuple n’a jamais existé » ; « Gens de mon pays chimère sans frontières et sans avenir » ; « Gens de mon pays / sans identité / et sans vie » ; « J’habite un cri de terre en amont des espérances » ; « J’inventerai le monde // et vous viendrez pour lui donner / toute sa densité d’humaine poésie ». Mais c’est peut-être le long poème « Je suis Cadien » de Jean Arceneaux qui résume le mieux l’anthologie et « l’odyssée acadienne » (titre de François-Moïse Lanteigne) : « Avec des voisins Mi’kmaqs et Souriquois / Irlandais et Écossais. // J’ai fait une vie. / J’ai fait une identité. / J’ai fait la pêche. / J’ai fait la récolte. J’ai fait l’amour. / J’ai fait des enfants. / J’ai fait de l’histoire. // Mais les Anglais ont gagné ma terre […] ». Présenté comme une invitation au voyage et comme la carte de visite d’une petite maison d’édition (projet légitime mais forcément restrictif), cet ouvrage, un peu beige dans sa facture, musical à souhait, sent le large et remplit bien son mandat : enrichir et diffuser le poétique patrimoine acadien.