Considérée comme l’un des plus grands talents de la littérature britannique actuelle, Rachel Cusk signe, avec Egypt Farm, un roman fort original. « Roman des illusions perdues » ou roman des libertés à retrouver ? Sans doute un peu des deux. Quoi qu’il en soit les protagonistes, tous plus fragiles, tous plus durs également les uns que les autres, ne manquent pas de nous lancer à la figure d’implacables questions : et si vivre était, après tout, non pas chercher, se chercher, mais perdre, sans cesse perdre, s’égarer, se compromettre ? Si les choses étaient toujours à ce point « systématiquement compliquées » qu’on ne pouvait que devenir la « victime de [s]a propre vie », s’acclimatant à n’importe quoi, s’accommodant de ces « arrangements » que la vie nous pousse parfois à faire ‘ jusqu’à en suffoquer ? Et si tous ces liens que nous entretenons et qui nous sont si précieux n’étaient en fait que des chaînes ?
L’histoire paraît d’abord banale : le narrateur, un jeune père trentenaire du nom de Michael, dont le couple bat de l’aile, rend visite à un ancien copain d’école qu’il n’a pas revu depuis des années, ainsi qu’à sa famille excentrique, les Hanbury. Mais au-delà des événements, ce qui fascine, c’est la comédie qu’ils se jouent tous. En effet, de Michael et son épouse Rebecca jusqu’à chacun des membres du clan Hanbury, chaque personnage d’Egypt Farm est cela précisément : un « personnage ». Une apparence. Une réplique qui prend corps. Une sorte de décalage entre la réalité (ce qu’on est devenu) et le regret (ce que l’on aurait pu être), l’espoir et le renoncement. Une bombe à retardement. Une peau étriquée, vouée à l’éclatement. Bref, une vie qui s’excède. Aussi l’auteure nous met-elle dans la position du spectateur, du voyeur qui assiste à une suite de confrontations, de scènes intimes, privées (conjugales, familiales). On en ressent dès lors une sorte de malaise : jusqu’où ira la comédie, se demande-t-on dans un premier temps. Puis, pire encore : jusqu’où se poursuivra le jeu des masques qui tombent ? Et que révéleront tous ces visages démasqués ? D’autres masques ? Des bouches tordues, des traits défaits ? Du vide, encore du vide ?
Le roman n’est certes pas dénué d’humour, bien au contraire. Seulement, c’est d’un humour grinçant qu’il s’agit, un humour qui fait mal, qui rend encore plus atroces les contradictions qui tantôt animent, tantôt paralysent les personnages. En fait, Egypt Farm, c’est peut-être, par-dessus tout, le roman de l’inconfort, celui de se tenir là, entre l’écrasante matérialité des sentiments et la distorsion des perceptions, entre « la grande indifférence de l’avenir » et l’inévitable trahison du passé. Coincés dans cette mince ouverture qu’on nomme « présent » ‘ l’incertain, l’incomplet ‘, où se débattre sans fin. Où aller, venir, vaquer d’illusion en illusion, chacune d’entre elles vouée à disparaître au profit d’une autre illusion, puis d’une autre encore jusqu’à l’épuisement de la dernière. Entre nous, on appelle ça : vivre.