« Où fut, demande l’auteur dès les premiers instants de ce douloureux pèlerinage, la vérité de cet homme qui fut mon père ? Admiré d’abord, à juste titre, puis méprisé et honni, de manière non moins légitime. » Cette question, Dominique Fernandez la maintient à l’avant-scène de bout en bout : « Comment l’homme aussi lucide et bon serviteur de l’esprit en 1934 en arrivera-t-il, trois ans plus tard, à se laisser ‘encadrer’, ‘subordonner’ et asservir par des négateurs absolus de l’esprit, reniant le credo qu’il avait exprimé si magnifiquement ? Voilà l’énigme qui m’a poussé à entreprendre ce livre ». Que l’objectif soit ainsi circonscrit, que la réflexion occupe plus de soixante ans et que les hésitations et nuances s’étalent sur huit cents pages, voilà, pourtant, qui ne suffit pas : le fils de Ramon Fernandez demeure mystifié par la volte-face de son géniteur.
De deux choses l’une, par conséquent. Ou bien le fils, malgré ses affirmations, ne vise pas vraiment les cibles dont il fait état ; ou bien il s’est attaqué à un mystère qui le dépasse. Les deux hypothèses peuvent d’ailleurs coexister. Il suffit, pour qu’elles le fassent, que Dominique Fernandez ait tenté l’impossible : demander au fils plus que la biographie du père, son évaluation critique. L’hypothèse d’une esquive plus ou moins consciente est d’autant plus plausible que Dominique Fernandez, qui soumet à une dure lumière les fidélités politiques de son père, l’absout à peu de frais de sa faillite conjugale et familiale.
Les dates prennent ici leur importance. Au décès de son père, en 1944, Dominique Fernandez n’a pas encore quinze ans. Depuis plusieurs années, ses parents, Ramon et Liliane, vivent à l’écart l’un de l’autre. Même avant la séparation, le foyer n’était pour le père qu’une des escales possibles. Autant dire que Dominique a peu connu son père et qu’il brossera son portrait par personnes et documents interposés. En s’aventurant dans l’univers rarement déchiffrable qu’est l’intérieur d’un couple, Dominique pourra compter sur le journal intime de sa mère et sur les lettres qu’elle reçoit de Paul Desjardins, le créateur des décades de Pontigny. Image publique du père, cœur et intimité de la mère. Le fils choisira de voir en son père un « homme normalement constitué » et de percevoir, sur l’autre versant, « le catastrophisme de [s]a mère et sa propension, décourageante pour un compagnon qui aime la vie, à ne retenir que le pénible, l’horrible, le funeste, le calamiteux ». Aux mystères paternels que Dominique Fernandez ne parvient pas à élucider s’en ajoute ainsi un autre : celui d’un fils qui, tout en reconnaissant le comportement « de légèreté, de muflerie, de brutalité » de son père, se range, à presque 80 ans, dans le camp paternel : « Dans ce drame de la rupture, il me semble que la véritable victime, c’est lui ». Livre douloureux où les objectifs affichés en dissimulent probablement de moins nets.