C’est énoncer une vérité de La Palice que de le dire, mais nous sommes si bornés, si opiniâtrement décidés à ne rien changer au mode de vie par lequel nous sabordons joyeusement notre navire, qu’il faut bien le répéter encore et encore : la souffrance n’est pas également répartie sur cette planète. Un diagnostic rapide et grossier consisterait à poser que l’hémisphère Nord, au fil du XXe siècle, s’est fait un chantier boueux de son pendant austral. Mais rien n’est aussi simple, et André Corten le sait.
Le livre qu’il nous offre, fruit de quarante années passées à sillonner le monde subéquatorial pour amasser des « histoires de vie », est tout en nuances, bien qu’il suscite une émotion insupportablement uniforme du début à la fin de la lecture : la souffrance aiguë de qui se sait complice, coupable de celle, innommable, des autres. À son grand mérite, Corten fonde son propos sur une multitude de regards locaux qui nous amènent au plus près du « dénuement silencieux » des « damnés de la Terre », de ceux qui furent aux premières loges lors des génocides du Rwanda et du Guatemala, de l’Apartheid en Afrique du Sud, des inondations au Venezuela, ou de ceux qui goûtent encore chaque jour aux effets secondaires de l’esclavagisme en Haïti ou à l’austérité du socialisme algérien des années 1970, sans parler du cauchemar inhumain qu’est la vie dans un batey en République dominicaine.
Comment la vie peut-elle toujours continuer ? Corten voit la douleur et l’injustice, mais il voit aussi que les personnes en détresse ne nomment pas leur mal ainsi : elles le nomment à peine, elles sont « sans voix ». L’auteur tente de leur en donner une, observe les peuples qui le font eux-mêmes. Petit à petit, la souffrance, d’abord privée, devient politique. Notre procès est imminent : nous dissimulons mal la visée première de nos campagnes d’aide médiatisées, qui est de décharger notre conscience, l’évidence voulant que dans « la lumière vive des projecteurs, l’injustice sera gommée autant que possible ». La compassion des riches vole au secours des sinistrés des désastres naturels, rarement à celui des sinistrés permanents du système. En attendant une véritable volonté de remédier au problème, il faudra retourner aux principes de base : le fait de ne pas savoir où et comment sont produits les biens que nous consommons n’est pas une chance ou un bienfait, c’est une tare et une gangrène.