Nombreux sont les lecteurs qui ambitionnent de dresser la liste de leurs plus significatives « rencontres personnelles » avec la littérature. Rares sont ceux qui pourraient le faire avec le raffinement, la justesse, l’empan culturel de Roland Bourneuf. Avec Pierres de touche, nous sommes loin des anthologies, des perles isolées et autres Lagarde & Michard, mais nous sommes plus près que jamais d’une pénétrante réflexion sur « l’utilité du mot écrit et lu ». Plus près de la lecture complice d’un Alberto Manguel que des hommages pourtant défendables que rend Jean d’Ormesson à ses galeries d’auteurs. Bourneuf réussit, en effet, à faire circuler le flux vital entre le livre, l’auteur, le lecteur.
Roland Bourneuf raconte ses « rencontres ». Elles sont, dans la très grande majorité des cas, celles qu’un humain d’aujourd’hui peut valoriser sans morgue ni honte, celles que le cœur et l’âme choisissent alors que l’érudition se borne à additionner. Giono, Gracq, Le Clézio, Supervielle, Camus et Yourcenar, plutôt que Valéry, Claudel, Montherlant ou Sartre. L’auteur ne pontifie jamais. Il ne renie pas le choc provoqué par le contact premier avec Le grand Meaulnes, mais il reconnaît à chacun le droit à ses préférences ; obéissant à ce doute qui marque le véritable intellectuel, il retourne même sur ses pas pour vérifier la permanence de ses impressions. Tantôt l’œuvre perd de son éclat, tantôt l’instant privilégié éclate de nouveau. L’aiglon résiste, Le grand Meaulnes et Le petit prince un peu moins bien.
Tous les âges et tous les genres littéraires nourrissent cette osmose entre la littérature et un homme qui, en plus de dialoguer avec les auteurs et les textes, construit son œuvre. L’adolescence et ses découvertes, la consommation boulimique du roman à tel moment de la trajectoire, l’émergence de l’essai comme pôle majeur, tout cela s’enchaîne, se fond, se clarifie au rythme des confidences qu’échangent, constamment, le lecteur, le texte et les auteurs. Ni les époques ni les frontières ne restreignent les contacts. Bourneuf manifeste une affection particulière pour les grands Russes (Tolstoï, Pasternak, Soljenitsyne, Dostoïevski), pour les Allemands de haut vol (Hesse, Mann, Broch, Jünger et consorts), mais il lui en reste assez pour admirer Montaigne, Le Clézio, Camus, le Bernanos des romans, Yourcenar et Ramuz. En revanche, le monde anglo-saxon, sans être ignoré, semble moins attirant.
Plutôt que de glisser à la nostalgie qui limiterait les lecteurs vieillissants à la relecture des classiques, le critique équilibre les découvertes et les pèlerinages, l’auscultation du présent et l’hommage aux valeurs décantées. Il n’a pas de temps à perdre avec les scories que rentabilise l’industrie du best-seller et aucun snobisme ne le fera louanger ce qui ne fait que passer ; il avoue cependant son ennui face à des gloires flétries, celle d’Anatole France par exemple. De Bourget, autre exemple, pas un mot. On entend, dans ses remarques sur les vides de la production littéraire actuelle, un écho des propos tenus par Fernand Dumont, Jean Hamelin, Guy Rocher, qu’on retrouve dans Parole d’historiens : en progressant dans la voie de la spécialisation, beaucoup oublient que le livre doit toujours consentir à l’exigence du style, du beau, de l’élégance. Si la préoccupation littéraire, au sens esthétique du terme, est absente de tant de livres modernes, peut-on encore parler de littérature ?
Un livre majeur qui ne peut advenir qu’au terme d’une existence occupée par le mot écrit et lu. Toute la vie de Roland Bourneuf donne à ce mot son sens le plus complet.