Radical changement de registre, mais la virtuosité caractéristique d’Alain Fleischer remplit ces deux œuvres apparentées et pourtant dissemblables. Si je ne retrouve pas dans ces récents ouvrages la densité et l’élévation de pensée de La hache et le violon (Seuil, 2004), peut-être est-ce que je fus alors ébloui et que les illuminations détestent se répéter.
L’amant en culottes courtes séduit par son côté concret, quotidien, incarné. Il faut dire que ce Casanova de treize ans n’a que trente et un jours (31 !) en terre britannique pour mener ses rêves érotiques à leur consommation et même à leur inflation. Pas de temps à perdre. Dès qu’il ose, et cela survient vite et souvent, il obtient la collaboration espérée. Tant pis pour la surveillance exercée par une pension pourtant rodée à l’effervescence des pubertaires. Tant pis pour les sept années d’antériorité qui voudraient éloigner d’une Barbara de vingt ans le séducteur en culottes courtes. De la pénombre du cinéma à la connivence de la piscine en passant par chacun des fauteuils, tous les décors se feront complices.
L’éditeur affirme, en quatrième de couverture, qu’il s’agit d’un « récit strictement autobiographique ». Il l’a tout de même logé dans sa collection « Fiction & Cie »… Faut-il trancher ? Peut-être pas. Dans l’hypothèse d’un récit nourri de souvenirs fondés, ce que raconte Fleischer révélera en lui un état de grâce sexuel nettement en avance sur sa psychologie. Il faudra, en effet, attendre les dernières heures du séjour à Highgate pour que naisse chez le disciple de Pan le début d’un doute. « Dans mon aveuglement, je ne pouvais concevoir que ce qui me manquait était peut-être le temps, l’âge, les ans… » Si, par contre, comme il arrive souvent, la mémoire est une faculté qui choisit et si l’autobiographie est compensatoire, peut-être Fleischer voudra-t-il expliquer pourquoi, des décennies après 1957, il imagine encore de façon aussi jouissive son antique dépucelage…
Immersion, c’est l’inverse. Rien d’assuré, de net, si ce n’est l’existence d’un écrivain et son désir d’un livre. Du sujet, il ne sait rien et s’en confesse. Que des hypothèses. Un mot d’introduction lui ouvre la porte d’un vieux prince qui planche depuis cinquante ans sur le Shylock de Shakespeare et dont on ignore le rôle. Disponible comme matériau, le souvenir de Stella, une belle noyée argentine. Il faut tout l’art de Fleischer pour garder intérêt à ces pas dans la jungle. Quand surviennent les superpositions d’identités, quand Vera devient Stella et que Sara reproduit Vera, on pense forcément à la triple Esther de La hache et le violon. Très vite, on renonce à ce parallèle, ne serait-ce qu’en raison des recours artistiques complètement renouvelés. Tout dans La hache et le violon menait à la musique ; dans Immersion, ce sont les images et la photographie qui s’imposent et qui tentent de faire oublier l’Europe et sa « boue des mots ». Exercice de haute voltige que seul peut se permettre un aussi talentueux apprenti sorcier.