« Quand j’ai rencontré la petite Ana de Jésus, j’ai reconnu une métaphore éloquente de mon destin. » L’auteur ne laisse pas le lecteur franchir les premières pages sans expliquer en préface son choix d’assimiler sa propre histoire à celle d’Ana. Une mise en garde importante aussi : ce n’est pas un roman historique, mais la « généalogie d’une fable ».
Né en Espagne en 1933, Michel del Castillo est déchiré entre un père français et une mère espagnole. Réfugié en France pour fuir le franquisme, il est ensuite ballotté entre l’Allemagne des camps et la maison de redressement en Espagne. Revenu en France, il se met à l’écriture, marqué par un drame profond : l’abandon par sa mère, qui jamais n’a cherché à le retrouver.
Ana de Jésus, c’est Anna d’Autriche qui vécut au XVIe siècle, en Espagne. Elle est fille illégitime de Don Juan d’Autriche, l’impétueux et séduisant demi-frère du roi, et de sa maîtresse, l’exaltée et neurasthénique Doña Maria de Mendoza. Ana est en somme un accident de parcours. Ses parents s’en désintéressent dès sa naissance et la confient à une tutrice. Le roi Philippe II doit ignorer son existence. Un destin déjà tracé.
À six ans, elle est « remise » au couvent de Notre-Dame-de-la-Grâce, à Madrigal, en Castille, pour six cents ducats, sous acte notarié. Être bradée, abandonnée pour raison d’État et coupée à vie du reste du monde, cela forge un caractère. C’est bientôt une jeune femme opiniâtre qui revendique à grands cris sa liberté, mais qui se voit forcée de prendre le voile.
Un jour, débarque au couvent l’énigmatique Gabriel de Espinosa. S’agirait-il de Don Sebastien, roi disparu du Portugal ? Rencontre passionnée, tumultueuse, fatale. Philippe II veille au grain. Pointe aussi le spectre de l’Inquisition. Avec fougue, Ana se bat pour sauver son amant. Soumis à la question et à la torture, Gabriel ne survit pas. Ana, brisée, poursuit son étrange destinée avant de disparaître dans les couloirs de l’histoire.
L’auteur a parsemé l’ouvrage de réflexions personnelles sur sa propre vie et sur l’humanité. Il l’avait annoncé et réussit à le faire avec virtuosité. Dans un style à la fois éblouissant et dépouillé, il rend toute la démesure d’Ana et des personnages qui gravitent autour d’elle et toutes les nuances de l’atmosphère étouffante qui baigne le récit.
Comment alors ne pas reporter sur lui les sentiments que nous inspire Ana ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Si l’on accepte la prémisse, on pénètre résolument dans le récit et on en ressort ébranlé.