Personne ne regrettera d’ouvrir Le chant des regrets éternels. Les quatre premiers chapitres vous jettent à terre. Avec un art d’orfèvre, Wang Anyi y décrit Shanghai, ses ruelles, les rumeurs qui en sont la toile de fond, les pigeons qui en sont la grâce et les jeunes filles qui en sont l’âme. Après cette somptueuse entrée en matière, le roman s’attache au destin de Ts’iyao, l’une de ces jeunes Shanghaïennes.
La beauté de cette jeune fille d’origine modeste, âgée de seize ans au moment où débute le récit, lui vaudra d’être élue troisième Miss Shanghai en 1947. Par ricochet, cette élection entraînera sa rapide ascension sociale jusqu’au statut de « fleur de société », ainsi qu’on appelle pudiquement, à l’époque, une femme entretenue. La mort de son riche protecteur, qui coïncide avec la prise du pouvoir par les communistes, en 1949, la forcera à se retirer de la ville pour se refaire une « virginité » intime et sociale.
De retour dans un Shanghai devenu communiste, notre héroïne gagnera sa vie comme infirmière. Surtout, elle officiera comme hôtesse pour un petit groupe d’oisifs qui ont trouvé refuge dans son appartement pour jouer au mah-jong pendant qu’au dehors, passe l’Histoire. Enfin, devenue mère d’une fille rebelle, Ts’iyao verra sa ville bien-aimée retrouver un peu de ses couleurs d’antan au moment où celle-ci succombe aux sirènes de la consommation et de l’affairisme, à l’aube des années 1970.
Même si l’on peut parler de réussite à son sujet, Le chant des regrets éternels n’échappe pas à certains travers, le premier et le plus sérieux étant le manque d’épaisseur de son héroïne. En fait, elle est inexistante en dehors de son sentiment amoureux. De même, la subtilité de la plume et la finesse du regard de l’auteure tournent quelquefois à l’excès de délicatesse et tombent dans le maniérisme. Mais ce qui rachète certaines faiblesses, c’est l’extraordinaire talent de Wang Anyi de rendre sensible l’âme de Shanghai et d’en faire un vrai personnage. À elles seules, ces pages valent que l’on se plonge dans l’histoire de Ts’iyao.