Nous sommes au Caire, à l’époque actuelle. L’édifice Yacoubian, érigé par un riche Arménien dans les années 1930, est un prestigieux immeuble d’habitation qui a connu des jours meilleurs. Du temps de sa grandeur, le bâtiment abritait en effet la fine fleur de la société cairote, cosmopolite, fortunée, branchée sur les idées et les modes de l’Occident. En dépit des vestiges qui témoignent encore de sa gloire passée, le bâtiment s’est démocratisé avec l’arrivée d’une cohorte issue des milieux populaires qui s’est installée sur le toit. Ce sont les relations entre ces vies qui composent la matière du très beau roman d’Alaa El Aswany.
Il y a le vieux séducteur, Zaki, témoin du passé et mémoire de l’édifice, dont les conquêtes féminines seront à la fois cause de déchéance et source de rédemption. Il y a Tahal, le fils du concierge, l’idéaliste qui voit son rêve brisé par la corruption des services publics et qui trouvera dans le mouvement islamiste extrémiste un débouché à son sentiment d’injustice. Il y a Boussaïna, la jeune fille à qui la vie a tôt fait d’apprendre qu’il fallait faire des entorses à ses principes pour survivre.
Il y a aussi Azzam, le riche homme d’affaires qui rêve de devenir député, mais qui chipote à verser les bakchichs nécessaires pour y arriver. Il y a El-Fawli, l’apparatchik du régime qui gère la machine occulte du parti unique au pouvoir. Il y a Hatem, l’intellectuel homosexuel, occidentalisé, accepté dans ses penchants mais à qui l’amour est refusé. Tout ce petit monde se croisera, s’affrontera, se liera ou se distanciera sous la férule de deux grandes passions, omniprésentes dans le roman : la volupté et la cupidité.
Comme son grand compatriote Naguib Mahfouz (Nobel de littérature en 1988), à qui on l’a comparé, Alaa El Aswany ne juge pas le monde qu’il décrit. Il pose sur ses personnages un regard bienveillant, affectueux et plein de compassion. Rédigé dans une langue dépouillée, fluide et d’une grande élégance – chapeau à la traduction de Gilles Gauthier -, L’immeuble Yacoubian peut se lire comme l’attachant portrait d’un condensé d’humanité aussi bien que comme le microcosme de la société égyptienne actuelle. Une grande réussite dans les deux cas.