Seul un génie peut obtenir autant de l’écriture tout en se pliant aussi peu à ses rituels. José Saramago se moque de la tyrannie des paragraphes ; il lui suffit, de loin en loin, de poser la plume et de passer, pour des motifs qui s’imposeront ou pas, à un autre chapitre sans titre aucun. Aussi fréquemment qu’il le souhaite, il négocie victorieusement avec la ponctuation, avec l’emprise du narrateur, avec l’étanchéité des consciences. Cela, qui serait chez un moins doué promesse de désordre ou d’obscurité, confère plutôt à cette écriture éminemment imprévisible une authenticité séduisante. Dans le face-à-face entre le père, la fille, le mari de la fille, cette écriture, agile et indiscrète, colle de si près aux pensées qu’on reçoit en même temps ou presque le non-dit de l’un et la parole de l’autre, parfois aussi le non-dit de tous. Et même le chien, Trouvé est son nom, pourra loger dans le roulement des pensées ses prédictions canines sur ce que deviendra dans un monde inhumainement surorganisé l’antique métier de potier.
Sommes-nous dans le monde de George Orwell, sous la coupe d’un Centre qui quantifie tout et retire le droit d’exister aux anciens métiers ? Prenons-nous conscience qu’il suffit d’un caprice de l’autorité pour que disparaisse aux regards du vieux potier « ce qui restait de la réalité du monde où il s’était habitué à vivre » et pour que tout ne soit désormais « qu’apparence, illusion, absence de sens, interrogations sans réponse » ? La caverne dit-elle vrai ou renvoie-t-elle, comme celle de Platon, à un univers insoupçonné ? José Saramago nous laisse au carrefour des doutes fondateurs.
Comme les plus grands romans, celui-ci confine au mythe. Certes, il raconte une histoire dont la tension ne se relâche jamais, mais il confronte ses personnages aux questions qui agitent et inquiètent tous les humains leur vie durant. Un immense auteur qui, disons-le sans emphase ou prétention, méritait pleinement son Nobel et son Camoens.