À l’automne 1957, Marguerite Yourcenar, accompagnée de Grace Frick, quitte son refuge de l’île des Monts Déserts pour se rendre à Montréal où elle doit prononcer une série de conférences. Trois faits réels sont liés à ce déplacement : l’écrivaine fut brièvement hospitalisée à la suite d’un malaise, elle y aurait puisé la substance du Nathanaël d’Un homme obscur, et il a été l’occasion d’une brouille entre les deux femmes. En est tirée une troublante prosopopée de Marguerite Yourcenar et de Grace Frick, qui entraînent dans leur sillage des personnages mi-imaginaires, mi-reconstitués a posteriori, dont la présence exacerbe et exemplifie le propos polyphonique de Robert Lalonde où s’enchevêtrent, dans un dosage subtil, les thèmes de l’écriture, de l’inspiration, des interactions entre réalité et fiction et bien sûr, de l’amour, cette fureur fusionnelle. Marguerite Yourcenar dira de celle-ci qu’elle émanerait « d’une sorte d’âme abyssale qu’à nous deux nous posséderions et qui serait accolée à l’âme toute simple et sans grand mystère que nous abritons, l’une comme l’autre, au quotidien ».
On se laisse volontiers captiver par ce récit singulier et émouvant, où Robert Lalonde met en scène une Yourcenar contradictoire, aussi géniale, fascinante et exaspérante qu’elle pouvait l’être en réalité mais néanmoins factice, car élevée au rang de personnage de fiction. Et quand l’écrivain lui-même se substitue au récit, qu’il passe de l’autre côté du miroir, transgressant d’un coup de plume la frontière entre réalité et fiction, où ira alors s’épanouir l’imaginaire du lecteur ?
Je l’avoue, j’ai été envoûtée par ce récit chaleureux, éloquent, magnifiant ‘ où, contre toute attente, le burlesque le dispute parfois au grandiose. Je le confesse, j’ai peut-être aussi été séduite à mon corps défendant par ce voyeurisme que j’ai encore du mal à ne pas croire interdit ‘ car si l’écrivaine disait précisément que « l’amour est un jardin entouré de murailles », on peut légitimement se demander s’il n’est pas un tantinet outrecuidant de franchir ces remparts que Grace et elle avaient si pudiquement érigés ; ce n’est en effet pas un hasard si leur correspondance privée est aujourd’hui encore et jusqu’en 2037 sous scellés à Harvard…