Récipiendaire du Prix Canada-Japon 2000 pour son roman L’oreille gauche, Michel Régnier est à la fois écrivain et cinéaste documentariste. L’Œil et le Cœur, paru à peu près en même temps que le roman primé publié aux éditions Pierre Tisseyre, traite de cet autre aspect du parcours artistique, littéraire et social de Régnier. Cinéaste indépendant pendant quelques années, il a fait partie pendant 32 ans de l’Office national du film du Canada. Son impressionnante filmographie comprend une liste de plus de 150 titres. L’Œil et le Cœur raconte cette passion du documentaire qui a mené l’auteur à sillonner la planète.
Loin des propos sur les tendances esthétiques, les trucs du métier ou les anecdotes de tournage, l’ouvrage de Régnier est celui d’un humaniste engagé. On ne s’immerge pas corps et âme dans la vie des populations d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud impunément. Cette « autobiographie critique d’un cinéaste tiers-mondiste », comme l’indique la quatrième de couverture, en témoigne. Au fil du temps, Régnier parle des documentaires qu’il a réalisés sur les esclaves de la canne à sucre en République dominicaine, les maladies qui font des ravages en Afrique, les séismes aux Philippines. Il nous présente ces gens démunis mais pleins de dignité dont il a filmé le quotidien dans les favelas brésiliennes, les hauts plateaux andins, les villages vietnamiens. Il nous montre les beaux visages des femmes de Sarajevo dans la tourmente de la guerre, celui de la Cambodgienne Than qui a sauté sur une mine antipersonnel, celui de Frédy Kunz ou celui de Satie, la fillette qui dansait dans la nuit africaine. Ses souvenirs et confidences sur son travail derrière la caméra dénoncent, dérangent, secouent. Michel Régnier est un homme indigné.
« La seule issue morale que m’ont imposée les faits après des années de déchirements, est l’écoute des voix interdites, des communautés, des sociétés opprimées qui ne doivent pas gêner notre croissance-à-tout-prix, nos ébats et nos débats futiles. Le cinéma documentaire doit accompagner, aider les hommes dans leur dignité et non leur voracité. » Telle est la position inébranlable de Régnier pour qui la caméra et la plume de l’écrivain doivent être des outils de conscience sociale. Cette exigence, qui explique certains passages plus lourds de son roman L’oreille gauche, traverse toute l’autobiographie critique du cinéaste-écrivain. Avec L’Œil et le Cœur, il règle aussi ses comptes avec certains anciens collègues et dirigeants de l’Office national du film mais n’hésite pas à saluer le travail de cinéastes, de producteurs et autres professionnels du métier dont il respecte l’intégrité et la créativité.
En fait, Régnier en a contre les attitudes égocentriques de notre société trop riche qui cède si facilement à la futilité. « Je sais [ ] que le film documentaire sera de plus en plus combattu par la mafia de l’audiovisuel qui, penchée sur l’audimat, les profits et les propagandes officielles, monopolise les budgets. Peut-être qu’aussi, à cause des excès des médias enfermant l’information dans le carcan du show-business, y aura-t-il réaction du public. » On peut trouver qu’il exagère ou qu’il est, comme il le confesse lui-même, d’un trop grand pessimisme. Son intransigeance peut agacer. Mais on ne referme pas L’Œil et le Cœur sans se poser de questions, sans regarder précisément d’un autre œil les images qui défilent devant nos yeux à la télévision et sur les écrans de cinéma. Et on a envie de voir ou de revoir les documentaires signés Michel Régnier.