Malgré les efforts de ses célèbres amis Michel Leiris ou Louis Aragon, Georges Limbour (1900-1970) reste un auteur peu connu, fort goûté d’un cercle d’aficionados, mais aujourd’hui presque absent des rayons des librairies.
Cette discrétion a été en partie voulue par l’auteur, peu soucieux de rassembler ses récits dispersés en revues ou son abondante production critique, qui fait pourtant de lui après la guerre un critique d’art reconnu. Voyageur impénitent, vagabondant entre les genres, Limbour, entre rire et émerveillement, interroge dans sa marche l’énigme des apparences, toile peinte, simple bouton ou reflet sur l’eau. Son imagination redonne ainsi, au moins pour un moment, la fraîcheur des premières fois à une réalité obscurcie, dont la peinture donne parfois à son écriture des accents mélancoliques.
Dans l’atelier d’André Masson
Havrais, Georges Limbour monte à Paris après le baccalauréat avec son camarade Jean Dubuffet. Lors de son service militaire, à la caserne de Latour-Maubourg, il se lie d’amitié avec Marcel Arland, François Baron, Henry Cliquennois, René Crevel, André Dhôtel, Max Morise et Roger Vitrac et participe en 1921 à la fondation de l’éphémère revue Aventure, où il publie des poèmes et la première partie d’un conte, « L’enfant polaire ». Amené à l’atelier du peintre André Masson par Dubuffet, rue Blomet, il fréquente assidûment le cercle de poètes et de peintres qui s’y réunit : André Masson et Michel Leiris, notamment, resteront jusqu’à sa mort parmi ses plus proches amis. C’est l’œuvre de Masson qui lui inspire ses premiers textes sur l’art, dans les années 1920 : Limbour préface les deux premières expositions de l’artiste. Masson restera pour Limbour le modèle de l’artiste inspiré, dont l’imagination transfigure la nature.
Membre du groupe surréaliste de 1924 à 1929, mais séjournant souvent à l’étranger, il participe de loin aux activités du groupe, dont il ne partage pas l’intérêt pour la psychanalyse ni les doctrines politiques. Il rejoint un temps l’équipe de Documents, rassemblant autour de Georges Bataille nombre d’exclus du surréalisme, et signe le pamphlet Un cadavre par lequel Robert Desnos, Michel Leiris et Jacques Prévert, entre autres, manifestent leur rupture avec André Breton.
En 1924 il publie, illustré d’eaux-fortes par André Masson, le recueil poétique Soleils bas, rassemblant des poèmes parus dans L’Université de Paris que dirige Marcel Arland et dans Aventure. Ces textes mettant en scène des bohémiens, des musiciens et autres errants font sentir l’influence de Guillaume Apollinaire. Le recueil, qui obtiendra en 1956 le Prix de la nuit de la poésie à l’instigation d’Aragon et de Jean Cocteau, restera unique : si Limbour continue à écrire des poèmes, il les utilise pour nourrir une œuvre qui sera, à partir de ce moment, essentiellement narrative, mais où les images continueront de jouer un rôle séminal.
L’homme aux semelles de vent
Limbour passe l’essentiel de l’entre-deux-guerres à l’étranger : en Rhénanie, d’abord, où il est correspondant pour le Journal, en Albanie ensuite, où grâce au soutien de Jean Paulhan il enseigne la philosophie au lycée de Koritza, en Égypte, où il enseigne le français à Assiout puis au Caire, puis en Pologne de 1930 à 1935 et de 1936 à 1938. Limbour séjourne aussi régulièrement en Espagne, chez André Masson et acquiert auprès de ses amis le prestige du voyageur.
Ses voyages inspirent ses récits ainsi qu’une abondante correspondance. Comme il l’affirme à Denise Bourdet dans la Revue de Paris en 1964, il est un « épistolier » : « J’écris des lettres, beaucoup de lettres, je suis un épistolier. Très souvent je me couche vers six heures du soir et j’écris des lettres dans mon lit jusqu’à plus de minuit. D’énormes lettres, épaisses comme ça, dit-il en accompagnant son geste démonstratif d’un regard d’ironique fierté1 ». À Leiris, à Armand Salacrou, il raconte le Soudan ou l’Albanie, et, tout au long de sa vie, nombre de ses récits trouveront leur origine dans ses lettres : le très beau récit « Le calligraphe », publié en 1959 par la galerie Louise Leiris2, est une lettre à une amie, dont seuls quelques détails ont été changés.
Plusieurs récits de Limbour relatent avec humour, parfois de nombreuses années plus tard, certains des incidents survenus durant ces voyages, tels, dans « Naître du Nil3 », le vol de ses vêtements durant une baignade dans le Nil, ou dans « À l’encre sympathique4 », les soupçons des soldats albanais devant les feuilles blanches trouvées dans son sac. Chaque fois, l’humour est coloré d’un sentiment d’étrangeté qui laisse le narrateur et le lecteur au seuil d’une révélation, s’interrogeant, comme le caporal, sur le message énigmatique que le papier blanc pourrait laisser un jour remonter à la surface.
Il publie notamment durant les années 1920 trois nouvelles, « L’Acteur du Lancashire et l’illustre cheval blanc », « Le cheval blanc » et « Histoire de famille », qu’il réunit en 1930 dans le seul recueil de récits en prose paru de son vivant, L’illustre cheval blanc (Gallimard). Ces trois récits, écrits dans un style précieux, semblent naître de la rêverie de leurs héros masculins, Herodstar, Mathias et le Boréal. Comme dans « L’enfant polaire » en 1922, leur ligne narrative paraît suivre capricieusement les images du texte. Elle est en réalité sous-tendue par des scénarios mythiques et dessine un sens symbolique enrichi encore par la circulation des images entre les trois récits du recueil.
Durant cette période, il s’occupe également de traductions, qu’il publie dans Commerce et Bifur. Son œuvre la plus longue en cette matière est la traduction de Femmes amoureuses de D. H. Lawrence en 1932, précédée en 1929 par la traduction d’un essai sur l’auteur anglais5, montrant l’intérêt que Limbour lui porte, appréciant, comme André Masson, son érotisme panthéiste.
Cercles enchantés
Entre 1938 et 1946, Limbour publie trois romans, tous chez Gallimard : Les vanilliers (1938), La pie voleuse (1939) et Le bridge de Mme Lyane (1948)6. Les brouillons montrent que leur conception est quasi simultanée, Le bridge précisant d’ailleurs que le roman a été « écrit avant la guerre ». Cette production romanesque soudaine fait entrer l’histoire dans l’œuvre de Limbour : le premier roman est une rêverie autour de la découverte de la vanille, le deuxième met en scène la guerre d’Espagne et le dernier la Hongrie en proie aux troubles nationalistes. Leur structure est très proche : chaque fois un monde dont la clôture est à la fois enchantement et étouffement est menacé par l’irruption brutale du réel. Ils semblent tous trois s’enraciner dans un bref récit paru en 1935 dans La Nouvelle Revue française, « Le panorama7 » : sur le jardin où jouent les enfants pèse le panorama hostile de la ville, qui y pénètre sous l’aspect d’une petite fille et d’une jeune mère. C’est en réalité la puberté qui vient là perturber le paradis de l’enfance, en apportant une ouverture qui se révèle, in fine, une libération. La reprise des prénoms des enfants dans La pie voleuse signale le retour de ce schéma imaginaire dont la portée existentielle se complique d’une dimension politique et ontologique : la perturbation apportée par la pie dans la première partie annonce celle qu’apporte la guerre d’Espagne dans le village, qui symbolise aussi une fin du monde, peut-être promesse d’une régénération. Tandis que Le bridge de Mme Lyane propose une peinture particulièrement noire d’un monde contemporain dégénéré, où le seul espoir est le fragile rameau vert offert par un mendiant, Les vanilliers met l’accent sur l’ambiguïté du paradis clos qu’est l’île exotique : la petite fille finit par rêver de la Hollande et de la civilisation, dans une version enfantine de « L’invitation au voyage » de Baudelaire. Si Limbour, en héritier des romantiques, critique la civilisation moderne, le retrait hors du monde n’est qu’une solution insatisfaisante pour ce voyageur qui privilégie le mouvement, le désir, qui réinsufflent au monde sa fraîcheur originelle.
Le visiteur des deux rives
Limbour s’intéresse précocement à la peinture mais n’écrit à son propos que de rares textes jusqu’en 1945. À ce moment, tout change : il devient un critique d’art prolixe, multipliant les contributions, ralentissant ensuite son rythme, mais gardant une production soutenue durant les années 1950. Il tient une rubrique hebdomadaire dans Action (1945-1948), Paysage-Dimanche (1945-1946), France Observateur (1954-1956) et Les Lettres nouvelles (1959), participe à des revues d’art comme Derrière le miroir ou Art international, écrit des préfaces de catalogues d’exposition, notamment pour son ami Jean Dubuffet, et plusieurs monographies.
Cette carrière de critique d’art, motivée en partie par des besoins financiers, est liée par bien des aspects à celle de Jean Dubuffet : c’est par Francis Ponge, rencontré chez Dubuffet, que Limbour entre par exemple à Action, et sa familiarité avec le peintre le fait solliciter par les revues, à moins que Dubuffet ne les renvoie lui-même vers son ami. Limbour est l’auteur de la première monographie sur le peintre, Tableau bon levain à vous de cuire la pâte. Sa suite, Le recensement universel, n’a malheureusement jamais paru, Dubuffet désavouant le texte avant de s’en excuser – trop tard cependant, Limbour étant mort avant la réception de sa lettre. Les épreuves de l’ouvrage dorment toujours à la Fondation Dubuffet, en attente d’un éditeur.
La notoriété de Limbour comme critique d’art ne se limite pas aux seuls textes sur Dubuffet : Limbour est reconnu à l’époque comme un excellent connaisseur de l’art de son temps, et il participe à tous les débats qui agitent l’après-guerre. Contrairement à ce que les rares textes critiques de Limbour repris en recueil peuvent faire croire, sa critique d’art n’est pas avant tout une critique amicale, unanimement élogieuse : elle constitue une véritable force d’intervention sur la scène artistique qui lui est contemporaine. Limbour, qui a très peu écrit sur la littérature, y élabore et y révèle en outre son esthétique : surréaliste dans l’âme, réticent quant à l’abstraction, il ne cesse de défendre un art transfigurant la nature, l’imagination ne devant pas tourner le dos au réel, mais, au contraire, lui rendre la force de l’origine.
Vagabondages de la plume
La pratique de la chronique artistique influence son style qui devient plus souple et plus familier. Après la guerre et jusqu’à son dernier roman en 1963, il abandonne l’écriture à la troisième personne et livre des récits ancrés dans sa vie quotidienne et ses voyages, déviant parfois vers le fantastique, comme dans « Description d’un tableau8 », où la contemplation de la Pierre aux figures de Dubuffet le conduit à la poursuite d’une femme aimée et disparue, en compagnie d’un marchand de tableaux aux mœurs douteuses. La femme aimée réapparaît en patins sur un lac gelé, le marchand meurt, et réapparaît dans le tableau : sur un mode ludique, Limbour réécrit là le scénario d’Aurélia de Gérard de Nerval devenu une sorte de critique d’art en acte, où la rêverie suscitée par l’œuvre s’incarne dans le récit. Dans ce texte où se mêlent les genres et les tons, on peut ainsi voir un paradigme de ces récits des années 1950-1960, qui forment peut-être la part la plus originale, et la plus belle, de l’œuvre de Limbour. Pour ne citer que quelques titres, l’on peut renvoyer le lecteur au « Calligraphe », déjà cité, au « Chien blanc9 », à « Cahier de musique pour X » ou à « Visiteurs et chantiers10 », où les notations familières prennent dans l’imagination de ce conteur-né qu’est Limbour une aura légendaire, sans que jamais l’humour ne s’absente.
Enchantement ou jonglerie ?
Le dernier roman de Limbour, La chasse au mérou, paru chez Gallimard en 1963, n’a jamais été réédité. Pourtant, il apparaît à bien des égards comme un couronnement de l’œuvre – couronnement, et non conclusion, puisqu’il met en son centre son ambiguïté essentielle. Il met en scène le voyage initiatique d’Enrico, étudiant de Salamanque, qui traverse l’Espagne pour rejoindre ses amis et chasser avec eux le mérou. Le trajet, à l’aller comme au retour, est ponctué de rencontres : celle de Nisé, qui lui apprend le bowling et lui révèle l’amour, celle du beatnik, qui clame la supériorité de la peinture sur la poésie, celle du Christ, déçu par la « chasse au poisson ». Au centre, le meurtre du mérou par Enrico est une réussite fugace, dont le sens reste énigmatique, Enrico disparaissant dans la lumière de Salamanque et cédant sa place de narrateur à un mystérieux automobiliste déclarant être le mérou. La chasse au mérou semble finalement une illusion, comme l’indique son association dès l’origine à la quête de Don Quichotte : le principal pourrait bien être l’initiation au jeu de bowling, cet art de la relance et de l’échange qui maintient sans cesse les personnages et l’œuvre en mouvement. La multiplication des pistes jouerait ce même rôle pour le lecteur, en l’empêchant de figer ce roman, et l’ensemble de l’œuvre, par l’assignation d’une signification, le forçant au contraire à la relecture, au parcours infini de la trame des textes que les images tissent et déchirent, trame subtile comme le châle de dentelle noire de Nisé, qui doit, comme lui, être offert pour que le don perpétue le circuit stellaire des images.
1. Denise Bourdet, « Georges Limbour », La Revue de Paris, no 1, janvier 1964, p. 126-127.
2. Le texte est repris dans Soleils bas, suivi de poèmes, de contes et de récits, 1919-1968 (1972), préface de Michel Leiris, « Poésie/Gallimard », Gallimard, Paris, 1992, p. 85-122.
3. « Naître du Nil », Atoll, no 2, septembre-octobre-novembre 1968, repris dans Soleils bas, p. 175-178.
4. « À l’encre sympathique », Mercure de France, 13e année, tome 352, janvier 1965, p. 65-69, repris dans Contes et récits, Gallimard, Paris, 1973, p. 223-230.
5. Bonamy Dobrée, « Introduction à D. H. Lawrence », Échanges, Revue trimestrielle de littérature anglaise, no 1, décembre 1929, p. 130-142.
6. Tous trois sont encore disponibles chez Gallimard. Les deux premiers ont été réédités dans la collection « L’imaginaire ».
7. Repris dans Contes et récits, p. 59-88.
8. Botteghe Oscure, no 19, printemps 1957, p. 28-55, repris dans Contes et récits, p. 167-205.
9. Repris tous deux dans Soleils bas.
10. Repris tous deux dans Contes et récits.
EXTRAITS
Alors ils se précipitèrent sur l’enfant ; ils le prirent par les jambes et les bras, le tiraillaient de tous côtés, cependant que l’homme vêtu d’une sorte de soutane noire leur montrait où il fallait l’emmener.
Mais tout à coup les membres se rompirent et les bourreaux furent projetés en arrière. Le petit torse tomba sur le sol. Les orphelins effrayés de leur crime et le croyant mort disparurent.
[…]
Les étoiles pétillèrent dans un ciel malicieux. La mer apparut phosphorescente, peuplée aussi de ses étoiles, et comprenant que sans lui, la terre serait plus pauvre que le ciel et l’océan, l’enfant polaire assurait : Mes membres vont repousser à la clarté de la nuit.
« L’enfant polaire », Soleils bas, Gallimard, p. 59 et 60.
Le grillon emprisonné dans une boîte d’allumettes, cadeau d’une jeune fille, s’est sauvé dans le trou d’un meuble (où je lui porte de l’herbe fraîche), et là chante, crisse, m’affûtant un été de rêve sur sa petite meule, et s’arrêtant pour voir si le diamant est bien taillé, puis se remet à l’ouvrage. Et dans ma mémoire coule une fabuleuse lumière où dansent les insectes d’André Masson1.
Mon noir cénobite est d’une famille végétarienne et pacifique, du moins je le crois. Il reste spectateur des innombrables meurtres qui s’accomplissent parmi les bestioles dans tous les bois et coins du grenier. Car quel monde fut jamais si dépourvu de tendresse, si naturellement cruel et tortionnaire que celui des insectes ? Ils sont nazis. Même les diaphanes demoiselles, de quelles larves voraces de têtards et d’alevins sont-elles issues ?
[…]
Qui donc nous a créé ces dragons et chimères modernes auxquels les anciens n’avaient pas pensé parce qu’ils ne sont pas à la taille de l’homme et ne peuvent ravir Vénus ? Ce n’est pas La Fontaine, ennuyeux moraliste soucieux de gestes exacts, ni davantage Fabre le savant, merveilleux observateur qui ouvrit le champ de ce monde enchanté, mais le montra dans la vérité objective de la science.
Le chant du grillon m’a rappelé l’œuvre frémissante d’André Masson, peintre des grâces et des violences de la nature, dont la rayonnante imagination réinventa sans souci sentimental et anthropomorphique, le règne des insectes ; exprima leur âme forcenée, leur joie ardente et colorée.
« Une mythologie des insectes », Action, n° 53, vendredi 7 septembre 1945, p. 8.
Mon petit appartement de Paris est situé au troisième étage – le dernier – d’une vieille maison délabrée du temps de Henri IV. Par-dessus les toits de tuiles anciennes et des cimes d’arbres qui paraissent poussés dans les pierres mêmes des logis, crevant les toits, plutôt que dans les jardins invisibles, j’aperçois la coupole du Panthéon. Deux de mes trois pièces (il y a encore une petite cuisine) ont chacune plusieurs fenêtres qui se touchent. Lorsque j’eus la chance de trouver ce logis, il y a quelques années, j’entrepris d’arracher des murs les papiers défraîchis qui les recouvraient. Ce fut un travail assez pénible (auquel je m’employais solitaire pendant plusieurs jours), car lorsqu’après avoir mouillé le papier, je parvenais à le décoller, un autre m’attendait par-dessous. Parfois j’arrachais en même temps plusieurs couches, mais je trouvais toujours un plus ancien papier. C’était toute l’histoire de cet art ornemental que je devais remonter, et à la fin de la première journée, j’arrivais au xviiie siècle. Parfois j’avais l’impression de me promener à travers de petits jardins successifs et superposés, comme dans une Arabie sentimentale, plutôt des fantômes de jardins décolorés qui auraient longtemps dormi tout entiers dans une vieille lettre d’amour et qui sentaient non la moisissure mais un long sommeil, bien qu’entre les papiers fleuris apparaissaient souvent des lambeaux de grandes décorations rayées comme les colonnes polychromées d’un vieux temple en partie détruit, ou les montants d’un théâtre pourpre et doré. Comme je m’enfonçais ainsi, vers la naissance de mes murs, j’ai conversé – seulement sur le ton de la plus charmante comédie – avec maints personnages, et quand j’y songe, voilà quels furent mes premiers visiteurs.
« Visiteurs et chantiers », Contes et récits, Gallimard, 1973, p. 133-134.
Un cadeau ! Je ne puis même pas dire ce que c’est : une opération de magie. C’est la seule magie qui nous reste, mais qu’aucune raison ne pourra tuer. Et peut-être est-ce cela, la poésie, Nisé, inventer un cadeau qui te suscite et te contienne, et tout ce que nous avons vécu ensemble dans ce vaste monde qu’il évoque et renouvelle, car si tu donnes, le monde est beau, ou le devient, valant la peine d’être donné. Cette recherche, plus difficile que celle du mérou, parce que l’enjeu m’en apparaissait plus vital, me procurait autant de joie que d’anxiété, car si le choix n’était pas fait avant Murcie où je retrouverais ainsi Nisé, si Nisé n’était pas touchée en un temps que je ne pouvais calculer mais qui devait être tragiquement limité, la vie allait perdre son sens, l’amour serait dépossédé ; j’aurais capitulé devant le vide engloutissant.
Cependant les doigts fuselés dorés de la lumière coulés par le châle déchiré des pins me suggérèrent de remplacer celui qu’avait perdu Nisé, et ce choix, bien qu’il ne me satisfît pas entièrement, calma mon agitation. Je déployais sur mes genoux la souple dentelle, les fleurs de la nuit, indestructibles. Le châle se suspendait au ciel ; le monde s’y reposait de sa longue aventure ; le soleil s’y berçait comme dans son hamac.
La chasse au mérou, Gallimard, 1963, p. 99-100.