C’est comme une vieille habitude : j’entre dans une librairie avec l’intention d’acheter Les versets sataniques, j’en ressors avec deux ou trois livres sous le bras, mais pas l’ombre d’un verset. Ma main survole le livre en question, finit par s’en saisir, à contre-cœur, je dirais, le feuillette un moment, le redépose et va tout naturellement se poser ailleurs.
Jusque-là, rien de grave. On lit autre chose, voilà tout. Mais la question demeure, précisément celle que pose la rubrique du « Livre jamais lu » : pourquoi lit-on tel livre et pas tel autre ? Ou mieux : pourquoi résiste-t-on à une œuvre ? Et d’où vient cette résistance ? De l’œuvre ? De son auteur ? Du lecteur ?
Risquons une explication : la présence de l’auteur, je dirais l‘encombrante présence de l’auteur. Plus qu’aucun autre sans doute et bien malgré lui, Salman Rushdie a été propulsé sur le devant de la scène littéraire et politique internationale à la suite de la série d’émeutes provoquées par la parution des Versets. La publication de la fatwa exhortant les musulmans à exécuter leur auteur pour ses « propos blasphématoires » envers l’Islam n’a pas seulement forcé l’écrivain à la clandestinité, elle a aussi fait passer Les versets du statut d’œuvre littéraire à celui de fait divers, la lecture se trouvant dès lors contaminée par le scandale, par une charge référentielle qui la fausse et l’arrache à la neutralité. On ne peut plus lire Les versets comme si leur auteur nous était inconnu.
Il n’y a pas si longtemps, on lisait une œuvre sans se soucier de son auteur, qu’on ne voyait ni n’entendait d’ailleurs à peu près jamais. Qu’importait que le monsieur ou la dame ait divorcé quatre fois, ait deux enfants d’un premier mariage, trois d’un deuxième, aime les endives ou les choux, soit politiquement de gauche ou de droite, chrétien ou musulman, perverti ou obsédé sexuel. Cela importait peu. En partie parce que les médias ne disposaient pas de moyens aussi élaborés qu’aujourd’hui, mais aussi, et surtout, parce qu’en vertu d’un accord tacite, on dissociait volontiers œuvre et artisan de l’œuvre. L’auteur n’est pas l’œuvre, l’œuvre n’est pas réductible à son auteur.
Cela signifie qu’elle peut très bien se passer de lui, qu’elle n’a pas besoin d’être commentée, analysée, discutée, qu’elle existe seule, sans le support de la parole explicative, souvent anecdotique, de l’auteur. Mais aujourd’hui, ne pas connaître cet auteur apparaît comme une anomalie. Il faut la ténacité et la notoriété d’un Réjean Ducharme pour réussir à rester invisible et tenir les médias en échec en ne divulguant qu’une photo qui date de la préhistoire. Aujourd’hui, commercialisation oblige, l’auteur est projeté dans l’espace public, qu’il le demande ou non, qu’il ait ou non quelque chose à dire, qu’il soit ou non médiatisable. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce livre ? Comment travaillez-vous ? Combien d’heures par jour ? D’où vous viennent vos idées ? On veut savoir à quoi il ressemble, ce qu’il pense, ce qu’il vit, où et comment il le vit. Plus les détails fournis sont concrets, mieux le public s’en porte, plus il est content. Parce que l’écrivain n’est plus ce dieu inaccessible refermé sur lui, mais un être comme vous et moi, démystifié, déboulonné, qui mange, digère, respire, travaille, aime. Et la médiatisation porte fruit. Sans elle, pas d’œuvre, ou alors pas beaucoup. On lit ce qu’on voit ou ce dont parlent les journaux. L’auteur et l’éditeur y gagnent presque toujours, le lecteur, pas tout le temps. Forcé de regarder dans la direction qu’on lui indique, entravé dans son exploration, freiné dans son envie d’enrichir l’œuvre de sa propre expérience, de sa propre culture. Pouvoir de la lecture, de l’imagination de la lecture.
Mais ce n’est pas tout : on veut aussi savoir ce qu’il y a de vrai dans ce que raconte l’auteur. Ce qui, dans la réalité de l’écrivain, s’est transposé dans la fiction, ce qui, dans la fiction, est redevable au vécu de l’écrivain. Parce qu’on tient pour acquis que l’imagination ne peut se nourrir que du réel avéré, de la vie réellement vécue. Alors on cherche le référent, le petit détail vrai, la trace indélébile. « On dirait que c’est vrai ! » L’ultime compliment que l’on puisse faire à une œuvre.
Pourquoi ? Pourquoi cette obsession du réel ? Pourquoi la « vérité avérée » est-elle plus précieuse que la vérité de l’œuvre ? En quoi l’événement réellement arrivé offre-t-il un intérêt supérieur à l’événement imaginé ?
Nous subissons tous, à des degrés divers, cette fascination pour le réel. Savoir ce qui est réellement arrivé est en soi réconfortant. L’exemple de l’autre nous conforte dans une sécurité inaccessible autrement, la comparaison de sa situation avec la nôtre nous définit. La personne qui se précipite sur les lieux d’un incendie ne se réjouit pas que son voisin flambe, elle se réjouit seulement que cette catastrophe ne lui soit pas arrivée à elle. Elle est heureuse parce que cette chose qui aurait pu se produire ne s’est pas produite. Savoir que telle personnalité du monde politique, sportif ou culturel a des démêlés avec la justice permet de se comparer, de s’identifier à elle ou de s’en distinguer, de se trouver mieux ou moins bien, mieux ou moins bien nanti. Moi, je fais ceci, pas cela, j’aurais pu faire cela, j’aurais fait pire, mieux Se connaître, se rassurer.
La fiction n’a pas ce pouvoir, elle est tout sauf rassurante. Elle est déstabilisante, déconcertante, elle bouscule un ordre pour lui en substituer un autre, elle ne cherche pas à faire vrai, elle se nourrit de sa propre vérité, qui n’est justement pas une vérité référentielle, vérifiable, univoque. La fiction, c’est tout ce qui n’est pas vrai, c’est ce qui n’est pas arrivé, ce qui ne se peut pas.
Alors on s’en méfie. Peu fiable, peu en contact avec la réalité, on l’évince. Tolérée plus qu’acceptée d’emblée pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle apporte, la fiction glisse imperceptiblement vers le réel reconnaissable, glissement qui s’opère souvent – et de plus en plus, devrait-on dire – avec le consentement de l’auteur lui-même. Téléréalité, autofiction Dévoiler ce qui est, introduire du vrai dans du faux, troquer des personnages inventés pour des personnalités du monde public, les appeler par leur nom ou, à défaut, donner les clés pour qu’on les reconnaisse Où est le vrai ? Où est le faux ? La littérature a-t-elle tous les droits ? La question est trop vaste pour qu’on l’épuise ici. Certaines autofictions sont de véritables œuvres littéraires – on pense aux Confessions de Rousseau, si tant est qu’on puisse les identifier à une autofiction –, d’autres font dans l’anecdote, le non-signifiant, s’alimentent à même la rumeur ou le scandale. L’important n’est pas là, l’important est que dans tous les cas, une ligne est franchie, un pacte est rompu. La frontière entre imaginaire et réel perd son étanchéité, un transfert s’opère au détriment de l’imagination qui s’amenuise comme peau de chagrin. Le discours imaginaire n’est plus considéré pour ce qu’il est – un discours amoral, apolitique fondé sur le langage, sur les mots, complet en lui-même, doté de ses propres codes et ouvert sur la multiplicité des sens –, il devient la traduction la plus fiable possible d’une réalité admise, forcément réductrice, que l’on s’empressera de prendre au pied de la lettre. Désormais, n’importe qui peut extraire n’importe quelle composante fictionnelle de son contexte pour en faire un objet de scandale, de litige, de revendication.
Les versets sataniques en sont le plus bel exemple, un exemple hypertrophié, faut-il le préciser. Appartenant plus à la fable qu’à l’autofiction – les aventures de deux acteurs indiens revenant sur terre à la suite de l’explosion de leur avion, sous les traits du diable et de l’archange Gabriel, le démontrent assez –, Les versets ont, dès leur parution, fait l’objet d’une transgression. Sauf que la transgression ici n’est pas le fait de l’auteur mais du lecteur, en l’occurrence la communauté musulmane internationale portée par le guide spirituel de la Révolution islamique et du monde chiite iranien, l’ayatollah Khomeini. La publication du décret incitant les musulmans à exécuter Rushdie sans autre forme de procès a travesti Les versets en vulgaire blasphème et leur auteur en porte-parole caricatural d’une position religieuse primaire.
Et la littérature, dans tout ça ? Où est-elle passée ? Où s’en va-t-elle ? Et le plaisir ? Celui d’apprécier une œuvre pour elle-même, dans son épaisseur, dans son extrême complexité et son extrême pureté ? Sans ce fardeau d’intrusions et d’interprétations exogènes qui l’encombre, qui détourne la lecture de sa fin première, cet acte que nous voudrions au fond si spontané, de cette neutralité particulière qui fait que rien ne précède l’œuvre.
Je n’ai pas lu Les versets, il m’arrive de le regretter. Les grandes œuvres sont rares, les vrais rendez-vous littéraires aussi, je n’aimerais pas en rater un. J’ai bien essayé de ruser en jetant mon dévolu sur une autre œuvre de Rushdie. Peine perdue ! À la télé, le monsieur a quelque chose de séduisant. Dans sa façon de parler, son extrême maîtrise, ce petit temps de réflexion qu’il s’octroie après chaque question. C’est lisse, sans faute, impeccable. Je lirai peut-être un jour ses Versets. Mais pas avant que la poussière ne soit complètement retombée, pas avant que s’efface de notre mémoire ce fatras de démêlés, de débats et de scandales qui pèse sur eux comme une chape de plomb, pas avant que Les versets sataniques aient reconquis le statut d’œuvre littéraire, c’est-à-dire métaphorique, évolutive, ouverte, qu’ils n’auraient jamais dû perdre.