Romancier, mais surtout auteur de neuf recueils de nouvelles, de récits brefs et de portraits, Maurice Henrie est un homme fasciné par le hasard. Celui qui, encore enfant, suivait sa famille au gré de nombreux déménagements dans les petites villes et villages de l’est de l’Ontario ne cesse de reproduire l’éclat de ces instants-seuils où le sens a basculé et emporté avec lui la suite de tout récit.
Si les dizaines de personnages mis en scène par Henrie, autant dans les récits de fiction que dans les textes plus autobiographiques, mettent beaucoup d’efforts à prévoir, organiser et mener à bon terme les étapes successives de leur existence, ces précautions n’empêchent jamais l’inattendu de rompre l’enchantement et de frapper durement au cœur de la tranquille continuité. Dans ces moments de choc et de transformation, la conscience se trouve littéralement déroutée par des forces maléfiques dont elle pressentait l’existence, mais qu’elle avait cru conjurer en instaurant à la surface du quotidien une fragile logique du temps. La nouvelle est alors avant tout chez Henrie une histoire interrompue au moment même où chacun commençait à y croire. Ainsi, pour ce maître du récit bref, l’un des auteurs franco-ontariens contemporains les plus achevés, la pratique nouvellière reste le mode même de l’inattendu, car le hasard y opère, au moment où chacun s’y attend le moins, des mutations profondes dont l’issue reste toujours imprévisible.
Dans L’enfancement1, le dernier recueil de récits autobiographiques publié par l’écrivain en 2011, les bonheurs simples de l’enfance et les rituels familiaux qui en forment les contours sont marqués par des fractures temporaires du sens, des moments d’étonnement dont on ne revient pas. Ainsi, la mort, la maladie, le conflit, le geste de violence, le refus et l’abjection sont autant d’intrusions fracassantes dans la matière lisse et prévisible de l’existence quotidienne. Chez Henrie, l’écriture se penche avec tendresse et pudeur sur ces scènes de tous les jours où l’angoisse affleure inévitablement. Dans la distance que lui confère son âge avancé, le narrateur ressemble plutôt à un témoin sympathique que rien ne laisserait indifférent. Le moindre détail l’amène à s’interroger sur le cours incertain du temps, comme s’il était le condensé vivant de la destinée des gens sans prétention qui l’entourent. Pas plus que les autres, il ne sait ce qui adviendra. Les années écoulées, aperçues de loin avec « étonnement et nostalgie »2 , ne lui confèrent aucune maîtrise particulière sur le hasard. Au contraire, vieillir a marqué son entrée dans le monde du « clair-obscur, du contre-jour, des demi-vérités »3. Seule l’écriture parvient à orchestrer les discontinuités du temps, parce qu’elle est de l’ordre de la naissance et du recommencement et qu’en cela elle contourne provisoirement les forces obscures qui emportent tout dans l’oubli.
Depuis les toutes premières publications à la fin des années 1980, ces préoccupations traversent l’ensemble des nouvelles de Maurice Henrie et permettent de construire une série de tensions très particulières. Dans La chambre à mourir (1988) et dans Le pont sur le temps (1992), la quiétude fraternelle des paysages et des situations ne parvient guère à résoudre l’angoisse de la mort soudaine, celle qui vous terrasse en plein milieu d’un geste parfaitement anodin. Dans certaines nouvelles de ces deux recueils très unifiés, la peur du hasard éloigne le personnage de sa communauté d’origine et provoque chez lui des comportements irrationnels. Quelle est cette sourde menace qui s’abrite dans le quotidien le plus banal et qui se manifeste dans ces moments de rupture ? Refusant de s’attarder inutilement à ces questions sans réponse, les personnages des nouvelles préfèrent gagner du temps. Le détour est donc leur mode de fonctionnement fondamental.
C’est pourquoi, dans deux de ses œuvres les plus importantes, l’écrivain a recours à l’allégorie. Dans Une ville lointaine, roman majeur paru en 2001, Odette part à la recherche d’Antoine, son époux mystérieusement disparu un matin alors qu’il prenait tranquillement son café dans une maison de banlieue comme toutes les autres. Ayant convaincu ses voisins de partir avec elle, la femme s’engage dans une aventure mythique qui les forcera tous à traverser par une série d’allers-retours l’ensemble du continent et les amènera enfin aux abords de la ville fictive d’Escanaba. Cependant, ce qui semblait être la fin tant attendue d’un long parcours vers la réunification et l’accomplissement du désir n’aura l’apparence en ces dernières pages que d’un puissant mirage. L’espace de la disparition, que pouvait sans doute être Escanaba, la « ville lointaine », se définit alors comme un vaste tracé diasporal qui, partout, signe les contours de l’Amérique. Emportés soudainement par les forces de l’imprévisible, Antoine et Odette sont l’image même d’une géographie élargie et sans borne que le roman, plus que la nouvelle, permet de cadastrer de façon privilégiée.
Dans Le chuchotement des étoiles, publié en 2007, l’espace romanesque se distend au point de se rompre. Nous sommes très loin du comté ontarien de Prescott-Russell, ce lieu d’enracinement que décrivent avec tant de minutie les nouvelles et les portraits d’enfance. En effet, dans ce roman d’Henrie, le couple essentiel, aujourd’hui à la retraite, est transporté cette fois dans une galaxie aux confins de l’univers. L’espace fantasmé reste pourtant étrangement familier. L’homme et la femme habitent une maison comme toutes les autres, parlent au téléphone avec leurs enfants aujourd’hui indépendants et font régulièrement la navette avec la Terre. L’âge ne les a pas séparés, bien qu’ils se soient retrouvés ensemble dans cet écart vertigineux par rapport à leur ancienne existence. La dérive spatiale qui les a soutirés au régime terrestre répond plus que jamais aux lois du hasard. Pourraient-ils vivre éternellement dans l’opacité des étoiles qu’ils ne le sauraient pas. Les lieux où ils se sont installés en misanthropes sont parcourus par des « naines blanches et des météorites, qui sont si imprévisibles et si difficiles à repérer ». Si Le chuchotement des étoiles reste une des œuvres les plus étranges du romancier, sa construction si obsédante des lois du hasard sidéral renvoie aux préoccupations les plus profondes de l’écrivain sur l’imprévisibilité de toute fin. Armés de leurs convictions et de leurs désirs, les personnages qui peuplent les récits de Maurice Henrie depuis 25 ans témoignent de la discontinuité des espaces identitaires et d’une quête incessante du recommencement.
1. L’enfancement, Prise de parole, Sudbury, 2011, 280 p. ; 23,95 $.
2. Ibid. p. 11.
3. Le jour qui tombe, p. 107.
Maurice Henrie a publié :
La chambre à mourir, nouvelles, L’instant même, 1988, (prix Ottawa-Carleton) ; La vie secrète des grands bureaucrates, humour satirique sur la bureaucratie, Asticou, 1989 ; Le petit monde des grands bureaucrates, humour sur la bureaucratie des fonctions publiques canadiennes, de Mortagne, 1992 ; Le pont sur le temps, nouvelles, Prise de parole, 1992 (prix Ottawa-Carleton) ; Le balcon dans le ciel, roman, Prise de parole, 1995 (Prix du Salon du livre de Toronto, prix Trillium et prix Ottawa-Carleton) ; La savoyane, nouvelles, Prise de parole, 1996 ; Fleurs d’hiver, essais et nouvelles, Prise de parole, 1998 ; Une ville lointaine, roman, L’instant même, 2001 (Prix des lecteurs Radio-Canada) ; Mémoire vive, nouvelles, L’instant même, 2003 (Grand Prix du livre d’Ottawa, prix Le Droit) ; Les rosés et le verglas, nouvelles, Prise de parole, 2004 (Grand Prix du livre d’Ottawa) ; Le chuchotement des étoiles, roman, Prise de parole, 2007 ; Esprit de sel, carnets littéraires, Prise de parole, 2008 (Grand Prix du livre d’Ottawa) ; Le jour qui tombe, nouvelles, L’Interligne, 2009 ; L’enfancement, récits, Prise de parole, 2011.