Cristina Minelle1 et Gaëtan Brulotte2 ont signé à quelques mois d’intervalle un essai portant sur la nouvelle québécoise, un genre qui fut longtemps considéré comme mineur avant de connaître, à la fin du XXe siècle, un développement marqué : en témoignent la multiplication des revues spécialisées, la naissance de maisons d’édition dédiées au genre bref, la création de prix littéraires et la publication de nombreuses études, individuelles ou collectives. Dans ce contexte, qu’ont de particulier les deux essais de 2010, dont le premier cible les années 1980-1995 alors que le second couvre la période des origines à nos jours ?
La nouvelle québécoise (1980-1995) de Cristina Minelle
À l’instar de plusieurs critiques, Cristina Minelle constate la récurrente coïncidence de la nouvelle contemporaine et du fragment. Elle retrace d’abord les constantes qui se sont maintenues au cours des siècles en ce qui concerne la nouvelle : achèvement du récit, fréquent but didactique, action principale dépourvue de ramifications secondaires, personnages peu nombreux, sujet bizarre ou étrange ou prodigieux. Quant au fragment, malgré des visions différentes, la plupart des analystes conviennent en particulier de son caractère de non-fini, d’inachèvement, de forme ouverte. Le rapport entre nouvelle et fragment est dès lors un rapport paradoxal, mais ce rapprochement n’en est pas moins fécond, affirme Cristina Minelle, qui parle même d’« intégration presque parfaite ».
S’appuyant sur de multiples exemples tirés des 86 recueils recensés, l’essayiste décrit alors la fragmentation de la forme et du contenu de la nouvelle. Sur le plan formel, elle dégage les dispositifs qui en illustrent la nature : dimensions de plus en plus réduites du texte, fractionnement en paragraphes, choix typographiques, usage de blancs, syntaxe discontinue… Sur le plan des éléments constitutifs du récit, la fragmentation porte sur « la fabula », la composition des personnages, l’utilisation du temps et de l’espace, la thématique… Vue jusque-là dans le cadre du texte individuel, la fragmentation de la nouvelle est aussi envisagée du point de vue plus large du recueil. Cristina Minelle distingue ici les recueils structurés, avec des sous-parties indiquées par des chiffres ou des titres, et les « recueils-assemblages », plus rares, où les nouvelles ne sont que « juxtaposées ». Nouvelle et fragment « sont des binômes qui reviennent souvent et qui caractérisent la production de [la] période » choisie. L’auteure s’est employée à poser « les jalons fondamentaux » d’une « investigation méthodique des différentes modalités de fragmentation » de ce rapport.
La nouvelle québécoise de Gaëtan Brulotte
Après le panorama synchronique de Cristina Minelle, voici le parcours diachronique de Gaëtan Brulotte, qui se propose en même temps de souligner les principaux apports de la nouvelle québécoise sur les plans thématique et formel. La première partie de l’essai se compose de six chapitres consacrés au développement de la forme brève depuis ses origines jusqu’aux années 1970. La seconde envisage à part, en deux chapitres, les deux dernières décennies du XXe siècle, durant lesquelles la nouvelle québécoise a connu une spectaculaire expansion. Ce survol historique et critique, le premier du genre au Québec, est à bien des égards une belle réussite, disons-le d’entrée de jeu.
À son apparition, au XIXe siècle, la nouvelle québécoise participe du « premier âge d’or » du genre, tel qu’on le constate au Japon, en Russie, en Italie, en France et dans le monde anglo-saxon. Comme dans certains de ces pays, on trouve ici entre conte et nouvelle une confusion générique qui se poursuivra « presque tout au long du XXe siècle ». Dans la presse périodique les auteurs pratiquent au début une nouvelle de type classique caractérisée par un conservatisme à tendance agriculturiste et régionaliste et véhiculant une thèse ou une morale. Certains nouvellistes (Eugène L’Écuyer, Faucher de Saint-Maurice, Louis Fréchette, Honoré Beaugrand…) réussissent néanmoins « à suggérer des vues légèrement dissidentes ». Dans le premier tiers du XXe siècle, l’idéologie conservatrice du terroir triomphe avec Adjutor Rivard, le frère Marie-Victorin, Blanche Lamontagne-Beauregard, Lionel Groulx, Claude-Henri Grignon…, mais sera remise en question par des nouvellistes audacieux tels Rodolphe Girard, Louis Dantin, Jean-Charles Harvey, Léo-Paul Desrosiers et Clément Marchand. Des avancées considérables adviennent dans les années 1940 avec les audaces thématiques et formelles des Albert Laberge, François Hertel, Jean-Aubert Loranger, Yves Thériault et autres. Durant les années 1950 émergent ensuite les voix féminines fortes d’Anne Hébert, Adrienne Choquette, Gabrielle Roy et Claire Martin. Dans la « décennie ‘coup-de-poing’ » de 1960, la littérature québécoise en général et la nouvelle en particulier (André Major, Jacques Ferron, Andrée Maillet, Madeleine Ferron, Claude Jasmin…) semblent porter les problèmes collectifs et embrasser les causes sociales. Les années 1970 permettent quant à elles le passage « de la parole contrainte et même étouffée à un discours plus libre qui secoue le monolithisme idéologique et l’esthétique établie par cette hégémonie ». Survient enfin « l’explosion sans précédent » des décennies de 1980 et 1990, au cours desquelles sont publiés plus de 400 recueils de nouvelles, que l’essayiste suggère d’appeler des « nouvelliaire(s) », sur le modèle de « bestiaire ». Sur le plan du contenu, on assiste à la disparition de la thématique nationaliste de même qu’à une plongée dans l’intériorité, au rejet du milieu familial, à l’apparition d’une sexualité plus ouverte, à une perte de vitesse de l’esthétique réaliste… On constate en même temps un souci formel généralisé marqué par le raffinement des techniques narratives, une plus forte structuration d’ensemble des recueils, des recherches renouvelées d’écriture et une rupture définitive de la nouvelle avec le conte. Les années 1990-2000 sont « [l]’âge d’or de la nouvelle québécoise », durant lequel on note une « radicale féminisation » du faire bref. Les sujets traités vont des relations de couple à la détresse mentale, en passant par la dépression, l’alcool, le multiculturalisme, la douleur amoureuse, l’intensité érotique, les rapports familiaux difficiles et, notamment, le thème, majeur, de la mort. Les recherches formelles innovatrices sont perceptibles dans l’organisation structurelle des recueils, l’hybridation du genre, les fusions génériques, l’intertextualité, les mises en abyme, les éléments paratextuels, la polyphonie narrative… En ces vingt dernières années du XXe siècle, les auteurs de nouvelles, ou « nouvelliers », que Gaëtan Brulotte suggère aussi de nommer « brévistes », ou « bréviers », ont pour nom Anne Dandurand, Esther Croft, Jean Pierre Girard, Monique Proulx, Bertrand Bergeron, Gilles Archambault, Gilles Pellerin, Élise Turcotte, André Carpentier… De nombreux autres sont également convoqués : Gérard Bessette, Claire Dé, Jean-Yves Soucy, Jean-Paul Beaumier, Normand de Bellefeuille, Louise Maheux-Forcier, Monique Bosco, Suzanne Jacob, André Berthiaume et… Gaëtan Brulotte lui-même, qui, en tant que nouvelliste et critique, n’hésite pas à se mettre en scène à plus d’une reprise.
Dans l’ensemble l’essai de Gaëtan Brulotte témoigne d’une lecture attentive et extensive des œuvres et trace avec justesse les grandes lignes du développement d’un genre qui, malgré son récent essor, demeure toujours moins discuté que le roman, faut-il le dire. Tout en retenant les figures notoires, il tire de l’oubli quantité d’auteurs peu connus comme nouvellistes : Sylva Clapin, Napoléon Aubin, Georges Bouchard, Jean Hamelin, Jean Simard, Claude Mathieu, Paul Toupin…
Si l’on excepte l’irritant, chez Cristina Minelle, des citations en langues italienne, espagnole et anglaise non traduites et, chez Gaëtan Brulotte, la stupéfiante méprise à l’endroit du peintre Paul-Émile Borduas, qui se voit affublé du prénom de Maurice, peu de fausses notes déparent ces deux essais à la fois différents et convergents qui apportent chacun à leur façon une contribution significative à l’étude de la nouvelle québécoise.
1. Cristina Minelle, La nouvelle québécoise (1980-1995), Portions d’univers, fragments de récits, L’instant même, Québec, 2010, 238 p. ; 29,95 $.
2. Gaëtan Brulotte, La nouvelle québécoise, Hurtubise, Montréal, 2010, 335 p. ; 29,95 $.