Exercice de style plus que roman à histoire, Jeu de dames1 de Mario Bellatin est un petit bijou du genre, pour qui aime, bien entendu, les histoires de forme plus que les histoires tout court.
Le roman est bref, divisé en deux parties, qui ont fort peu de liens entre elles – on pourrait presque y voir deux longues nouvelles.
Malgré l’absence d’une trame narrative en bonne et due forme, il s’en dégage l’étrange impression que la vie des personnages est un peu la nôtre, que le lecteur assiste ligne après ligne à la description de sa propre existence, ou, sinon la sienne, celle de son voisin. Cette impression, qui n’est pas loin du voyeurisme, est générée bien davantage par le style que par le déroulement du récit.
Quant à l’histoire, car il en faut tout de même une, elle se limite à ceci : un médecin partage sa vie entre sa famille sans relief (hormis un fils décédé mystérieusement), les patients qu’il rencontre dans son cabinet, et les maisons de passe et autres salons de massage qu’il fréquente à l’occasion, comme dans un monde parallèle. La première partie décrit dans de menus quoique brefs détails les particularités de cette vie double, la seconde entraînant le lecteur dans le récit insolite que le fils d’une patiente raconte au médecin, un matin, dans son cabinet.
L’écriture est minimaliste à souhait : les phrases sont courtes et sans détour, l’information nous est présentée de façon presque télégraphique, la narration au « je » donne à penser que nous lisons un journal personnel, très près de la confession, qui fait croire entre autres qu’une révélation importante est imminente – le fait que cette révélation ne vienne jamais contribuant d’ailleurs considérablement au sentiment qu’un mystère nous échappe toujours, ce qui à son tour alimente un malaise grandissant chez le lecteur, lequel le pousse sans relâche jusqu’à la fin du récit.
Comme rien ne vient nous aider à conclure d’une façon ou d’une autre ce curieux roman, la déception risque de s’installer. Mais il serait dommage de s’arrêter là. Car Jeu de dames prend tout son sens quand on le place dans un cadre plus ludique que narratif. Au-delà de l’histoire, c’est l’art du jeu, justement, qui est ici au premier plan. Cette façon de décrire des détails sans importance, mais où le relief, la perspective, le regard font croire qu’il y a certainement autre chose, maintient en alerte constante le lecteur. Les digressions incessantes contribuent aussi à nous alimenter en nouvelles pistes, toujours fausses. L’absence de précisions géographiques ou chronologiques, enfin, nous ramène toujours à l’essentiel, aux choses brutes, qui semblent figées dans une espèce d’atemporalité étrange. Ces choses – un objet isolé, la mer au loin, la rue qu’emprunte l’un ou l’autre, comme si on y était – habitent par ailleurs le récit avec parfois plus de vie que les personnages mêmes. Et chaque scène, remplie ainsi de choses plus que d’actions, mène à la suivante, comme en une série de tableaux, ou comme dans un jeu vidéo. Ce jeu se révèle franchement étonnant dans le récit du garçon qui occupe la deuxième partie : le médecin écoute l’enfant lui raconter l’histoire que lui a racontée une femme, à qui une autre femme avait raconté comment elle avait perdu sa fille au bord de la mer, sa fille qui…
Ainsi de suite jusqu’à la non-fin. Et la partie étant finie, il faudra sans doute mettre une autre pièce pour la suite.
Mario Bellatin, né à Mexico en 1960, est un auteur atypique. Il ne fait pas de doute cependant qu’il a lu ses contemporains d’Amérique latine, puis visiblement Kundera, Saramago et peut-être aussi quelques Italiens des dernières années, en particulier Vitaliano Trevisan, avec qui Bellatin partage de surprenants parallèles. Pas étonnant ainsi qu’il prenne tant de plaisir à se pencher sur le regard que l’on porte sur les gens et les choses, plutôt que sur les gens et les choses en soi. Ce qui, on en conviendra, mène parfois à de la bien belle littérature.
À lire, pour qui ne s’attend pas à tout prix à ce qu’on lui raconte des histoires.
1. Mario Bellatin, Jeu de dames, traduit de l’espagnol par Svetlana Doubin, Gallimard, Paris, 2009, 103 p. ; 21,95 $.
Mario Bellatin a publié, entre autres :
Jeu de dames, Gallimard, 2009 ; Damas Chinas, Anagrama Edito, 2006 ; Salon de beauté, Stock, 2000.
Aux éditions Passage du Nord-Ouest : Leçons pour lièvre mort, 2008 ; Jacob le mutant suivi de Chiens héros, 2006 ; Le jardin de la dame Murakami, 2005 ; Shiki Nagaoka, 2004 ; Flore, avec Chrystelle Ftitozo, 2004.