Un jour, un ami m’avoua qu’il avait été incapable de lire Thomas Bernhard parce que c’était trop sombre. Oui, c’est une œuvre franchement pessimiste. Mais comme dans une pièce où il ferait complètement noir, disons un cachot, la lumière qui surgit, même faible, devient pour celui qui la voit essentielle, elle redonne au monde des ténèbres une vie précieuse. Pour dire simplement, il fait bon entendre de la bouche d’un misanthrope dépressif la raison qu’il trouve à vivre.
L’occasion se prêtait enfin de revenir sur cette figure exceptionnelle de la littérature autrichienne contemporaine. Gallimard rééditait à l’automne 2007, en un seul volume1 dans la collection « Quarto », dix récits de Thomas Bernhard, publiés entre 1971 et 1982. On compte parmi ceux-ci ce qu’il est convenu d’appeler le cycle autobiographique – L’origine, La cave, Le souffle, Le froid et L’enfant – et cinq autres titres où se lit aussi parfois l’histoire personnelle de l’auteur : Trois jours, Oui, L’imitateur, Les mange-pas-cher et le superbe roman Le neveu de Wittgenstein. À ces titres s’ajoute un long entretien avec l’écrivain, réalisé en 1979 par André Müller, que complètent un dossier sur l’Autriche et un autre sur l’écrivain.
Genèse
En 1970, Thomas Bernhard se prêtait à une sorte d’« auto-entretien » devant la caméra du réalisateur Ferry Radax. Pendant cinquante-cinq minutes réparties sur trois jours, l’écrivain parla « dans le but exclusif, écrit-il par la suite dans une note [en parlant de lui-même comme d’un autre], de dire tout ce temps (ou de ne pas dire) ce qui lui passait à chaque instant par la tête sans se préoccuper (et sans devoir se préoccuper) pourquoi elle disait ce qu’elle disait ni de savoir comment elle disait ce qu’elle disait ». Trois jours, qui fut publié en 1971, pourrait être considéré comme un préambule au cycle autobiographique commencé avec L’origine. Élevé par son grand-père qui portait Montaigne en adoration, le petit-fils fera sienne la philosophie du Français, et mènera jusqu’à ses plus extrêmes limites l’idée selon laquelle il faut d’abord se connaître soi-même pour comprendre le monde : « [J]e ne décris pas mes actes mais mon être », dit Bernhard, citant son grand-père qui paraphrasait Montaigne. Trois jours créera une brèche dans l’œuvre de Bernhard. Une brèche, comme il le dit lui-même, qu’il n’aura pas le choix d’ouvrir de plus en plus : la souffrance, voire la destruction de son propre être, à l’origine de ce qu’il est devenu. Dans cette paraphrase apparaît aussi l’un des aspects essentiels de l’œuvre ultérieure, c’est-à-dire la volonté de ne construire aucune intrigue, de décrire l’être. Même s’il dira dans un entretien que chaque fois qu’il s’est vu construire une histoire, il l’a détruite, les livres du cycle racontent néanmoins sa vie, incluant les actes fondateurs qu’il a posés ou que l’on a commis à son endroit. Disons que le lecteur en quête d’action y trouvera peu de nourriture ; l’amateur de philosophie, d’art, de musique, d’histoire aura de quoi se sustenter.
L’origine, c’est l’empreinte que laissa la guerre sur le jeune esprit. Envoyé en 1944 dans un lycée de Salzbourg, Thomas Bernhard sera témoin de la barbarie humaine. La ville étant toutes les nuits et bientôt tous les jours bombardée, il fera l’apprentissage de l’indifférence en voyant à répétition des corps mutilés. « Sur le chemin qui mène à la Gstättengasse, devant l’église du Bürgerspital j’avais marché sur un objet mou, je crus, en regardant cet objet, qu’il s’agissait d’une main de poupée, mes camarades de classe, eux aussi, avaient cru qu’il s’agissait d’une main de poupée mais c’était une main d’enfant arrachée à un enfant. » Le pire, cependant, et c’est là que l’œuvre a choqué à sa parution en 1975, sera de souffrir le sadisme de professeurs nazis, et plus tard catholiques. Le romancier a créé un certain remous dans son pays en décriant le fait que l’esprit national-socialiste en Autriche n’a jamais vraiment disparu après la guerre, qu’il fut seulement caché sous le catholicisme. « À l’emplacement où le portrait d’Hitler était au mur, une grande croix était à présent accrochée et, au lieu du piano sur lequel Grünkranz jouait pour accompagner nos chants nationaux-socialistes, […] il y avait un harmonium. » Comme il le révélera plus tard dans l’une de ses dernières œuvres, Extinction, l’Autriche est coupable de ne jamais s’être prêtée à un bilan de conscience, à la différence de l’Allemagne. Son pays, qui a accueilli les Alliés comme des libérateurs, aurait joué la carte de la victime alors qu’il était partie prenante de la politique nazie. Bernhard aura par la suite en horreur toutes les formes d’idéologies qui commandent à l’individu fidélité et obéissance. L’école ne sera ni plus ni moins qu’un « crime capital » commis à l’endroit d’êtres faibles. Son effet dévastateur, qui agit depuis des siècles et des siècles, s’il n’est pas interrompu, mènera l’humain au-delà de la barbarie, vers son extinction, affirme l’auteur avec cette véhémence qui le caractérise.
C’est ainsi qu’à quinze ans, au lieu de se rendre au lycée de Salzbourg, raconte-t-il dans l’œuvre suivante du cycle, La cave, il prend le chemin opposé, vers le centre d’emploi. Il choisit, selon ses dires, la pire des occupations : commis dans une boutique de la cité de Scherhauserfeld. Qualifié d’Enfer par l’auteur, d’antichambre de l’Enfer par les Salzbourgeois, cette bourgade aux limites de la ville abrite tout ce que la civilisation a rejeté et que le nazisme n’a pas éliminé. Nous sommes en Autriche, deux ans seulement après la fin de la guerre. On vit de tickets de rationnement et parfois, quand on est une jeune fille, de la générosité d’un Américain. Pourquoi s’être réfugié dans le pire des quartiers, dans une épicerie située dans une cave ? Selon Bernhard, l’adolescent qu’il était n’avait pas le choix, il lui fallait absolument aller dans le sens opposé de ce que l’on voulait de lui, devenir quelqu’un, adhérer à ce qui était pour lui une machine à détruire l’humain. On peut douter que le jeune homme ait eu alors de telles pensées. La nécessité de se trouver du travail pour un garçon qui était devenu un poids pour la famille – ils sont huit à vivre dans un trois-pièces avec un unique salaire – s’est peut-être transformée avec le temps en un acte volontaire. Quoi qu’il en soit, le futur intellectuel trouva son bonheur dans cette vie utile. Celle-ci, toutefois, prendra fin abruptement quand se déclarera chez lui une grave maladie des poumons.
La conscience
Si L’origine évoquait la naissance de l’idée de suicide chez Bernhard, Le souffle met en scène son contraire : l’intense désir de vivre. L’adolescent, atteint d’une pleurésie incurable, sera envoyé dans un mouroir pour vieilles personnes. Le fait de passer tout près de la mort, et de la voir faire son œuvre tous les jours autour de lui, exacerbera le désir de vivre chez le jeune homme. Alors qu’on le croira en pleine agonie, il recevra l’extrême-onction d’un prêtre avant d’être envoyé dans l’antichambre de la mort, c’est-à-dire la salle de bains du mouroir. C’est là, seulement, qu’il décide de vivre. Le lecteur se demandera : est-ce vraiment une affaire de volonté ? Selon Bernhard, l’être humain est poussé par nécessité à être malade pour prendre conscience du fait qu’il vit. L’écrivain répète en cela l’enseignement que lui prodigua son grand-père au cours des visites qu’il lui fit au mouroir. Comme l’affirme le grand-père, le jeune Bernhard vit une étape essentielle : il lui aura fallu passer une période de sa vie à l’hôpital pour arriver à voir ce qui est vraiment important. L’idée du suicide – Bernhard aurait tenté de se suicider quatre fois au cours de son existence – sera toujours présente dans son esprit, et de livre en livre, mais dès l’instant de sa résurrection, c’est la curiosité pour la vie qui gagnera toujours. L’adolescent se fera un devoir d’observer les malades, visages d’une humanité terrifiée.
Son grand-père, son maître à penser, la seule personne dont il fut proche, hospitalisé en même temps que lui, mourra d’une longue maladie. Rechute, rétablissement du jeune Bernhard. Au désespoir des médecins qui n’en peuvent plus de le voir perdurer. Comme si le malheur ne pouvait venir seul, le jeune homme, envoyé par la suite dans une maison de convalescence, y contractera la tuberculose en même temps qu’il apprendra le cancer de sa mère. Rien de bien joyeux, mais la plume est si fine, qu’on se laisse malgré soi emporter !
Le livre suivant, Le froid, raconte en détail les séjours en sanatorium. Dépourvu de fortune, Bernhard devra composer avec une centaine de compagnons réduits en loques par la guerre, la maladie et la misère, dans un univers qui n’a rien à voir avec l’image qu’on se fait habituellement d’une maison de repos en haute montagne. Dès huit heures, les malades sont dirigés vers l’aérium, « une véranda de bois à moitié en ruine », dans l’ombre d’une montagne de deux mille mètres. Alignés dans les lits de fer rouillés, ils passent le temps en crachant, tout en regardant la montagne, à défaut de pouvoir parler à leurs voisins, chose interdite par le règlement. C’est ainsi que l’ennui – et la mort – pousse Bernhard à consigner ses souvenirs sur des fiches. La musique, qu’il apprécie depuis le pensionnat où il jouait du violon, le passionne plus que la littérature, même si celle-ci occupe de plus en plus de place dans sa vie. La carrière de chanteur qui lui était promise avant la maladie devient moins probable à mesure que son état de santé dégénère. Son désir de vivre mènera un combat de tous les instants contre cette conscience de la fin d’un rêve, ce rêve de musique ayant été sa raison de vivre
En 1982, sept ans après la parution de L’origine, Bernhard revient sur sa petite enfance passée sous la protection de son grand-père. L’enfant boucle ainsi le cycle autobiographique. Tout n’avait sans doute pas été expliqué. Il fallait mettre le doigt sur l’origine avant l’origine, l’ascendance : un grand-père écrivain anarchiste qui vécut dans le déni de sa famille bourgeoise, un père qui n’a jamais reconnu son fils, une mère qui lui en a toujours voulu d’être né, un terreau en somme favorable à l’émergence d’un profond sentiment de révolte. Et le début d’une guerre effroyable, le premier avion tombant du ciel.
Ce cycle, s’il n’explique pas tout de l’origine de la colère, montre comment, à force de chocs, une vie n’avait pas le choix de développer une force d’opposition. Bernhard sera ce personnage à la fois misanthrope et acteur du monde – il jouera d’ailleurs sur les scènes de théâtres autrichiens –, en équilibre entre la passion et la désillusion ; certains le diront fou, d’autres génial. Il ne faut cependant pas prendre tout au pied de la lettre dans cette autobiographie. Cette attirance vers l’extrême se lit aussi dans la propension de l’auteur à tout amplifier. D’un événement banal, pour certains du moins, il fera un scandale. On dit que son grand-père n’aurait pas été le nihiliste et l’anarchiste que Bernhard décrit. On le connaît plutôt comme l’auteur d’une œuvre pastorale, aux idées plutôt conservatrices. Ce délit d’exagération de la part de Bernhard apparaissait déjà dans ses articles alors qu’il était chroniqueur judiciaire, avant de faire le saut en littérature. Comme il le dit en entrevue, si, en réalité, une maison brûlait, l’article qu’il rédigeait sur l’événement faisait plutôt état de six maisons, et une famille entière y mourait. On peut admirer cet art dans L’imitateur, une suite de récits grotesques, qui se rit de la neutralité journalistique.
Une amitié
Quand on connaît la haine de l’auteur à l’endroit du genre humain, un sous-titre comme celui du Neveu de Wittgenstein, Une amitié, est comparable à une fleur dans le désert. Ce livre, qui aurait pu faire partie du cycle autobiographique, relate l’amitié qui unit Thomas Bernhard à Paul Wittgenstein, le neveu du célèbre philosophe. Une amitié toute relative, devons-nous ajouter, car, en fin de compte, si nous étions sincères, dira Bernhard, « nous nous en tirerions probablement sans un seul doigt » pour compter ceux que l’on nomme nos amis. Mais, note-t-il à propos de Paul, « […] il faisait justement partie de ceux qui pendant toutes ces années m’ont fait tant de bien, et qui, en tout cas, ont amélioré mon existence de la manière la plus utile, c’est-à-dire la mieux adaptée à mes dispositions, à mes aptitudes et à mes besoins, et l’ont même souvent tout simplement rendue possible, ce qui, aujourd’hui, deux ans après sa mort, m’apparaît avec la plus grande netteté, et, compte tenu du froid de janvier et du vide de janvier dans ma maison, cela ne fait pas le moindre doute. » Alors que Bernhard est hospitalisé pour l’une de ces infections aux poumons possiblement mortelles dont il aura à souffrir toute sa vie (et qui l’emporteront en 1989, à 58 ans), son meilleur ami, Paul, sera interné dans l’aile psychiatrique du même hôpital. Ce souvenir entraînera l’écrivain dans une réflexion sur l’amitié, bien sûr, mais aussi sur la folie. Si lui, Thomas Bernhard, n’a pas sombré dans la folie, c’est parce qu’il l’a toujours contrôlée, qu’il en a fait quelque chose, qu’il s’est toujours arrêté de penser au bon moment.
Cette idée était déjà présente dans le premier récit de Bernhard, Marcher, publié en 1971. « L’art de la réflexion, dit Oehler, consiste à interrompre la pensée exactement avant l’instant mortel. » L’instant mortel étant ici la folie. Cela aurait pu être le suicide. « […] le problème est de se demander : se peut-il que l’instant mortel ne soit pas encore survenu et continue de ne pas survenir ? » Où et quand doit-on s’arrêter ? Marcher, comme Le neveu de Wittgenstein, comme Les mange-pas-cher, comme Oui, s’inscrit sur cette limite difficile à définir. Bernhard écrit dans Oui : « Si nous avons au moins la volonté d’aller jusqu’à l’échec, nous pouvons aller de l’avant, et, pour chaque chose et en tout, nous devons avoir chaque fois au moins la volonté d’aller jusqu’à l’échec, si nous ne voulons pas sombrer tout de suite ». Les narrateurs, travaillés par l’obsession de la mort, racontent comment l’un a sombré dans la folie et pas eux-mêmes. Dans des phrases lourdes de subordonnées, d’adverbes, d’adjectifs, celui qui n’est pas tombé reproduit le récit de l’autre, sa folie, dans un jeu d’identification et de déni. Ce schéma narratif, bien que répété d’œuvre en œuvre, est loin de ressembler à une redite, on parlera plutôt d’un thème musical.
La musique
Nous l’avons dit, la musique, et plus particulièrement le chant, a été la passion première de Thomas Bernhard. À en croire l’écrivain, si ce n’avait été de sa maladie, il aurait poursuivi dans cette voie. L’être total qu’il était ne pouvait abandonner si lâchement la musique ; il porte en lui ce mode de perception du monde, qui se traduit dans l’écriture par une extrême musicalité. Ses livres se lisent comme des partitions, et font souvent penser à Schubert bien que Bernhard y préféra Schumann. La constante en serait les grandes effusions tempérées par des élans de mélancolie. Le thème particulier lancé au début de chaque œuvre revient sporadiquement, chaque fois transformé par l’émotion. Comme s’il ne disposait que d’un nombre réduit de notes et d’accords, il fait évoluer toujours les mêmes phrases, mais avec de légers changements. Cette technique se rapprocherait peut-être de certains préludes de Bach, le Prélude en do majeur, par exemple. Une partition pleine, sans aucun silence ni aucune blanche, comme pour éloigner la mort.
Furioso, tel est le terme employé par l’éditeur en quatrième de couverture pour parler du souffle de la phrase chez Bernhard. Et cette véhémence est jouée avec une virtuosité hors du commun. Il est, en quelque sorte, le Glenn Gould ignoré de la littérature.
1. Thomas Bernhard, Récits 1971-1982, Gallimard, Paris, 2007, 942 p. ; 47,50 $.
EXTRAITS
Dans ses trois premières années tout a été détruit et anéanti chez cet être humain comme dans tout autre, recouvert, comblé hermétiquement, comblé avec une telle brutalité qu’il a fallu trente ans à cet être humain, totalement recouvert de décombres par ses procréateurs, ses parents, pour écarter les décombres sous lesquels ses procréateurs, ses parents, l’avaient hermétiquement recouvert, afin qu’il redevienne l’homme que ses propres procréateurs, ses parents, avaient hermétiquement recouvert de leur ordure séculaire, leur ordure affective et intellectuelle considérée comme de l’ignorance. Même au risque d’être pris pour fous, nous ne devons pas avoir peur de dire nettement que nos procréateurs, nos parents, ont commis le crime de procréation en tant que crime prémédité de faire le malheur de notre nature. De concert avec tous les autres, ils ont commis le crime de faire le malheur du monde entier qui devient de plus en plus malheureux, exactement comme l’ont fait leurs ancêtres et ainsi de suite.
L’origine, Récits 1971-1982, p. 91.En tous les temps la guerre a toujours été entre hommes le sujet de conversation numéro un. La guerre est la poésie de l’homme avec laquelle, toute sa vie, il demande attention et soulagement.
La cave, Récits 1971-1982, p.152.D’abord j’ai représenté à cent pour cent une tragédie, puis une comédie, puis encore une tragédie ; ensuite la pièce s’est mélangée, on ne peut plus discerner si c’est une tragédie ou une comédie. Cela déconcerte les spectateurs. Ils m’ont applaudi, maintenant ils le regrettent. Nous sommes toujours en avant de nous-mêmes et nous ne savons pas si nous devons applaudir ou non. Notre état d’esprit est imprévisible. Nous sommes tout et rien. Exactement au milieu, nous irons par le fond sans aucun doute, plus ou moins tard. Tout le reste est affirmation d’abruti. Au sens le plus vrai du terme, nous sommes sortis du théâtre. La nature est le théâtre en soi. Sur la scène de cette nature, le théâtre en soi, les hommes sont les comédiens, des comédiens dont il n’y a plus grand-chose à attendre.
La cave, Récits 1971-1982, p. 201.Mon grand-père avait bien vu le monde : comme un cloaque où les formes les plus belles et les plus compliquées se développent quand on y plonge le regard suffisamment longtemps, quand l’œil s’abandonne à la persévérance de ces visions microscopiques. Le cloaque tenait prêtes les beautés de la nature pour un regard perçant, un regard révolutionnaire. Mais cela restait un cloaque. Et celui qui y plonge longtemps son regard, y plonge son regard durant des décennies, se fatigue et meurt et/ou s’y précipite la tête la première.
Le froid, Récits 1971-1982, p. 311.Vice versa
J’ai beau avoir toujours détesté les jardins zoologiques, et même toujours trouvé suspects les gens qui visitent ces jardins zoologiques, il ne m’a pas été épargné d’aller une fois dans le parc de Schönbrunn, et, à la demande de mon compagnon, un professeur de théologie, de rester planté devant la cage des singes, pour observer les singes, à qui mon compagnon donnait de la nourriture (dont il avait bourré ses poches à cette intention). À la longue, le professeur de théologie, un ancien camarade d’études, qui m’avait invité avec insistance à l’accompagner à Schönbrunn, avait donné toute sa nourriture aux singes, quand tout à coup, les singes se sont mis de leur côté à ramasser des restes de nourriture traînant sur le sol et à nous les tendre à travers la grille. Le professeur de théologie et moi-même avons été si épouvantés par le brusque changement d’attitude des singes, que nous avons tourné les talons sur-le-champ et quitté le parc de Schönbrunn par la première sortie qui se présentait.
L’imitateur, Récits 1971-1982, p. 587-588.Seulement Paul jetait continuellement par la fenêtre les trésors de son esprit comme sa fortune, mais alors que sa fortune a très vite été définitivement jetée par la fenêtre et totalement épuisée, les trésors de son esprit étaient véritablement inépuisables : il les jetait continuellement par la fenêtre et (en même temps) ils ne faisaient que croître et se multiplier, plus il jetait les trésors de son esprit par la fenêtre (de sa tête), plus ils augmentaient, ce qui caractérise ce genre d’êtres, qui sont d’abord un peu fous et qu’on finit par dire complètement aliénés, c’est qu’ils jettent de plus en plus, et sans relâche, les trésors de leur esprit par la fenêtre (de leur tête), et que, simultanément, dans leur tête, les trésors se multiplient aussi vite qu’ils les jettent par la fenêtre (de leur tête). Ils jettent de plus en plus de trésors par la fenêtre (de leur tête), et – en même temps – dans leur tête il y en a de plus en plus, et, forcément, de plus en plus menaçants, et pour finir, en jetant ainsi les trésors de leur esprit par la fenêtre (de leur tête), ils ne peuvent plus soutenir la cadence, et leur tête ne peut plus contenir tous les trésors qui ne cessent de se multiplier dans leur tête, et qui s’accumulent dans cette tête, et cette tête finit par éclater.
Le neveu de Wittgenstein, Récits 1971-1982, p. 723-724.