Je suis revenu à mon université après un séjour à l’étranger de près de deux ans. Cette institution, comme beaucoup d’autres institutions semblables en Amérique du Nord, s’est lancée depuis quelques années dans un vaste programme qu’il est convenu d’appeler dans le jargon administratif « modernisation des infrastructures ».
Rien de bien surprenant dans cette volonté de changement : l’université contemporaine est elle aussi emportée par l’accélération du temps. La nouveauté est que l’université ne cherche pas à modérer ou encore à orienter cette marche du temps, mais qu’elle s’est mise entièrement à la remorque du temps présent. Elle embrasse sans distinction le meilleur et le pire de ce que le temps présent offre. Alors que les universités d’autrefois s’efforçaient de ressembler à de vieilles dames vénérables et dignes de respect, les universités d’aujourd’hui suivent toutes les modes du jour et font tout pour être excitantes et séduisantes.
La profondeur de cette volonté de modernisation m’est devenue tout à fait palpable lors de ma première visite dans notre bibliothèque universitaire rénovée. En pénétrant dans celle-ci, je remarquai que le rez-de-chaussée avait été totalement réaménagé. La section des ouvrages de référence avait été déplacée pour faire place à toute une série de postes de travail équipés d’écrans plats dernier cri. Le spectacle était impressionnant. Il me rappelait la salle de contrôle de la Nasa aux beaux jours de l’exploration spatiale. Chaque poste de travail était occupé et de nombreux étudiants attendaient en file pour accéder aux postes qui se libéreraient éventuellement. Le silence jadis contraint et malaisé de la salle des références avait fait place à un tumulte sourd composé du cliquetis des claviers, de conversations à peine étouffées, et du va-et-vient incessant autour des postes informatiques. On percevait sans peine l’affairement nerveux si caractéristique que provoque une concentration élevée d’ordinateurs en un même endroit. Tout l’étage s’était transformé en une ruche informatique où chaque abeille butinait devant son écran. Je pressentais vaguement une menace qui pesait sur la bibliothèque. C’est comme si la bibliothèque s’apprêtait à être envahie par les mondes virtuels qui se pressaient derrière chaque écran. Dans ce nouveau décor, les livres apparaissaient comme des objets que l’on avait avec réticence conservés, comme l’on conserve, faute de mieux, de vieux meubles dans un nouvel aménagement.
Je fus tiré de mon choc initial par un bruit familier et aigu qui transperçait à intervalles irréguliers le bourdonnement de la ruche. M’approchant de la source de ce bruit, tout à côté du comptoir du prêt, je fus soudainement saisi par une odeur elle aussi familière : une odeur de café. Je finis par découvrir, incrédule, un attroupement d’étudiants devant le comptoir d’un café Second Cup« !. Le bruit familier était celui d’une pompe de machine à expresso actionnée pour la préparation des cappuccinos et des cafés lattés. Je répète ici pour être bien compris et pour enregistrer ce fait nouveau pour les générations futures : le café Second Cup » ! n’est pas à l’extérieur de la bibliothèque, mais bien à l’intérieur de celle-ci. J’ai appris depuis lors que mon université ne fait que suivre une nouvelle tendance dans l’aménagement des bibliothèques universitaires.
Cette nouvelle tendance marque un tournant important dans la conception de ce que devrait être une bibliothèque universitaire. Dans l’ancien monde – dois-je le rappeler ? – il était interdit de boire et de manger dans les bibliothèques. Cette interdiction relevait tout d’abord du sens commun : pour préserver les collections de la bibliothèque, on estimait qu’il était préférable de ne pas consulter les livres tout en mangeant un muffin graisseux et en buvant un café latté. Il y avait aussi une raison non exprimée, qui appartenait à la logique de séparation de l’ancien monde. En vertu de cette logique, la bibliothèque, lieu consacré à la lecture et à l’étude, ne devait pas être confondue avec un lieu de détente et de restauration. Parce qu’elle occupait une fonction liée au savoir, l’atmosphère qui devait y régner était empreinte d’austérité et de sacré. De là l’interdiction alimentaire et la consigne stricte de silence, toujours difficile à faire respecter. De là aussi, l’inconfort relatif de son mobilier : la bibliothèque n’est pas un salon où l’on peut prendre ses aises.
Dans l’ancien monde, on entrait dans une bibliothèque comme on pénétrait dans un sanctuaire en adoptant une attitude propre au lieu : modeste, recueillie, et, pour tout dire, un peu malaisée. Cette attitude physique et mentale requise par le lieu préparait aux mystères de la connaissance qui devaient s’accomplir dans la bibliothèque. La bibliothèque contraignait alors les lecteurs à adopter un comportement qui les éloignait de la vie ordinaire. Inutile d’ajouter que l’introduction d’un café à l’entrée même de la bibliothèque ne prépare nullement à l’adoption d’une telle attitude. On ne désire d’ailleurs plus que les étudiants adoptent une telle attitude. Tout au contraire, on voudrait qu’ils se sentent désormais à l’aise et chez eux à la bibliothèque. Le nouveau décor de la bibliothèque obéissait, je le soupçonnais, à cet impératif.
Changement de décor
Ma courte visite aux rayonnages situés aux étages est venue confirmer ce soupçon. On avait réaménagé les étages pour en faire un lieu convivial. Ici, des fauteuils confortables étaient disposés autour de tables basses ; là, des étudiants bavardaient librement, d’autres lisaient confortablement avachis dans les fauteuils, les pieds sur des tables circulaires. Pour se mettre à leur aise, certains avaient même enlevé leurs chaussures. Sur les tables basses, il y avait pêle-mêle des ordinateurs portables, des téléphones cellulaires, la désormais traditionnelle bouteille d’eau, des canettes de liqueur, des gobelets de café, et bien sûr, un peu perdus dans tout ce fatras, des livres. Pour ajouter au climat cosy du lieu, un faux-foyer répandait son rougeoiement artificiel dans l’indifférence généralisée.
Pour répondre aux besoins de la nouvelle génération branchée, notre bibliothèque est devenue entièrement Wi-Fi, formule magique qui contient toutes les promesses de l’ubiquité informatique. À en juger par tous ces étudiants envoûtés par leurs écrans, la formule est tout à fait efficace. Pour les envoûtés, la lecture des livres est devenue accessoire. Le centre de gravité de la bibliothèque s’est déplacé des livres à l’écran d’ordinateur. Les livres sont certes encore là physiquement, mais ils ne sont que le souvenir d’une époque révolue et ils pourraient disparaître sans dommage apparent. En fait, les rénovations semblent avoir été menées avec cette idée étrange que la bibliothèque de l’avenir sera dépourvue de livres. Elle répond ainsi aux besoins d’un nouveau type de lecteur et d’un art de lire sans livre.
L’ancienne bibliothèque visait à cultiver la discipline de l’attention. Il n’est pas sûr que la nouvelle bibliothèque puisse s’acquitter de cette mission. L’ordinateur constamment branché au réseau accroît de façon extraordinaire la mobilité de l’étudiant et, par le fait même, les sources de distraction. Par ce canal, le monde extérieur pénètre à grands flots dans le monde clos de la bibliothèque. Grâce aux nouvelles technologies et à la puissance des ordinateurs portables, un étudiant peut clavarder avec un ami, répondre à ses courriels, « googler » un sujet de recherche, écouter ses morceaux de musique préférés, consulter un article sur une base de données, jouer à un jeu en ligne, écrire un travail, regarder un film, surfer sur le Net, et visiter le profil d’une amie sur Facebook.
Cet usage intensif de l’ordinateur a des effets sur le rapport entretenu par l’étudiant avec le lieu dans lequel il se trouve physiquement et aussi sur sa capacité de concentration et d’attention. Il est dans la bibliothèque, mais sans y être tout à fait. Le monde de la communication est là, à un clic ou deux, et il peut toujours y trouver refuge. Or, ce monde, par sa facilité et sa rapidité, est plus séduisant et plus vivant, en apparence du moins, que le monde des livres qui est figé dans sa matérialité poussiéreuse. La question reste toutefois entière de savoir si l’acquisition réelle des connaissances peut se faire dans de telles conditions de mobilité et de fébrilité. Jusqu’à une époque récente, le livre a été considéré comme le moyen privilégié pour former l’esprit pour une raison bien simple : le livre, à cause de sa matérialité et de sa fixité linéaire, exige du lecteur temps, patience et concentration. En somme, alors que l’ordinateur précipite toujours notre marche en avant, nous plonge dans un état d’excitation impatiente, et fragmente à l’infini notre attention, la lecture des livres cultive en nous l’habitude de la lenteur et de l’attention soutenue à de longues chaînes de raisonnement.
On aura sûrement noté que j’établis un lien intrinsèque entre un certain type de lecture, le livre comme objet et la bibliothèque comme lieu physique. Les bibliothèques de l’ancien monde visaient à favoriser et à développer deux attitudes essentielles pour la lecture des livres : le silence et le retrait. L’un des effets les plus néfastes pour la culture du développement des nouveaux moyens de communication est que le silence est devenu de plus en plus rare. Je ne parle pas uniquement ici du silence extérieur, toujours essentiel à la lecture en profondeur, mais surtout du silence intérieur. Le bon lecteur est celui qui est capable de se débrancher de ses préoccupations quotidiennes pour entrer en conversation avec un auteur qui lui est tout d’abord entièrement étranger. Dans la lecture silencieuse est contenue cette idée d’une conversation solitaire avec un être dont la présence est décalée et différée. On doit s’entourer de silence afin de faciliter cet exercice difficile qui consiste à nous abstraire du monde présent pour faciliter la perception d’une voix qui vient du lointain.
Un refuge perdu
Encore sous le choc, j’avais trouvé refuge dans les rayons désertés de la bibliothèque. Je contemplais les livres sur les rayons comme autant de stèles magnifiques érigées à des efforts de pensée titanesques et j’étais rempli de tristesse. J’avais subitement peur que ces stèles ne soient plus fréquentées et entretenues comme elles le méritent par de jeunes mains. Je craignais que ce cimetière ne soit définitivement saccagé par l’invasion de plus en plus marquée en ses murs de notre monde nerveux et pressé, prompt au divertissement et au bruit. J’étais effrayé par la perspective que la connaissance se transforme définitivement en informations rapidement consommables et jetables, que le sentiment de déférence fasse place au besoin vulgaire de se gaver et de se divertir à tout moment. Je redoutais par-dessus tout qu’avec les meilleures intentions du monde – rendre la bibliothèque attrayante pour les nouvelles générations, l’ouvrir aux nouvelles technologies de l’information et la transformer en un lieu convivial de travail – on soit en train de détruire l’esprit de la bibliothèque et ainsi, de priver les étudiants d’une expérience essentielle de dépaysement, celle que l’on éprouve chaque fois que l’on pénètre dans un lieu habité par la présence intrigante et intimidante des livres.
Depuis la Renaissance, le véhicule traditionnel de la transmission de la culture dans notre civilisation est le livre. Cette linéarité est aujourd’hui dénoncée au nom d’un rapport à la culture qui suivrait le modèle de la communication dite « interactive ». Selon ce nouveau dogme, l’étudiant doit devenir l’agent actif de sa formation grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. La transformation matérielle plus ou moins avancée des bibliothèques universitaires épouse cette utopie pédagogique : la future bibliothèque sera un lieu social ouvert où les étudiants se rencontreront pour travailler en commun sur des projets de recherche. Le réseau constitué par une telle équipe, par définition mobile, ne sera plus qu’un microcosme du cyberespace sur lequel chacun devra désormais être branché en permanence. De lieu fermé sur lui-même et en retrait de la société, la bibliothèque doit se transformer en un lieu de passage et d’ouverture à la pulsation informationnelle du monde.
Puisqu’elle n’est plus que le relais temporaire des flux informationnels, la nouvelle bibliothèque doit abandonner cette majesté silencieuse et un peu somnolente d’autrefois qui était si intimidante pour les étudiants. Pour y être à l’aise et efficaces, les étudiants doivent y reconnaître le train du monde, de leur monde : mouvement, excitation, bruits, couleurs et vivacité. La nouvelle bibliothèque s’inspire ainsi dans son aménagement des librairies contemporaines qui sont devenues à la fois des cafés et des centres commerciaux du divertissement intégral. La frontière autrefois étanche dans l’ancien monde entre institution et marché est brouillée. Or, l’université ne veut plus être une institution du savoir ; elle veut être un agent actif dans le marché du savoir, qui n’est lui-même qu’une partie intégrante du marché des biens et services. Il est donc normal que la bibliothèque cesse aussi d’être une institution pour devenir quoi au fait ? Les mots me manquent, paralysé que je suis devant le spectacle de ce lieu désormais informe.
Immobile devant les rayons, j’essayais de préciser la source de ma tristesse et de mon dégoût pour ce monde moderne qui n’avait de cesse de tout désacraliser avec une bonne conscience désarmante, la bonne conscience de ceux à qui le futur donne tous les droits et qui ricanent devant l’expression des nostalgies puériles. J’avais subitement conscience en caressant le dos des livres qui me faisaient face que je résistais à ce monde en m’attachant aux vieux livres et en professant un art de lire à contretemps. J’avais peut-être fait fausse route en croyant que ce rempart de vieux livres serait suffisant pour me préserver des atteintes du monde et ainsi préserver une précieuse liberté à son égard. La vanité de cette défense me sautait maintenant aux yeux, surtout quand je considérais les forces qui se massaient à l’horizon et qui maintenant commençaient à pénétrer les anciens temples et en bouleversaient aussi facilement les rites pourtant séculaires. J’éprouvais soudainement une vive angoisse : une fois la destruction complétée, où pourrais-je encore pratiquer l’ancien culte et surtout comment serait-il possible d’en transmettre les rudiments à ceux et celles qui ne savent pas où étancher leur soif ? Où planterais-je ma tente dans ce nouveau monde qui me contraint de plus en plus à l’exil ? Quelle oasis pourrait encore m’abriter ?
Je fus brusquement tiré de ma rêverie par une sonnerie de téléphone qui entonnait le Dancing Queen du groupe Abba. Notant à peine mon air agacé, la jeune fille qui passait s’arrêta net et prit dans son sac son téléphone. Elle commença alors une conversation animée sans se soucier de ma présence ou de celle de quiconque par ailleurs. J’esquissai un geste vers elle pour lui rappeler qu’il était interdit de parler dans la bibliothèque pour ne pas déranger les lecteurs. Je retins au dernier moment mon geste et je me tus. Je m’étais en effet soudainement rappelé que nous n’étions plus dans une bibliothèque de l’ancien monde.
Ce texte est une version abrégée d’un texte à paraître dans le prochain numéro de la revue Argument (vol. 11, n° 1, automne 2008).
Daniel Tanguay a publié :
Leo Strauss, une biographie intellectuelle, Grasset, 2003 et « Biblio Essais », Le livre de poche, 2005.